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26/01/2008

140 justes

140 députés pour le référendum : mieux que «les 80»

Ils ont été 140 députés à soutenir la proposition communiste d'un référendum sur le traité de Lisbonne. 140 contre 176. C'est dire que ces 140 ont fait mieux que «les 80», qui, le 10 juillet 1940, ont refusé de voter les pleins pouvoirs à Pétain. Ils ont sauvé l'honneur de la démocratie et, soit dit en passant, l'honneur de la gauche. Gloire à ses braves !

Si les principaux dirigeants du PS ne s'étaient pas résignés à l'adoption parlementaire du traité de Lisbonne, il eut été possible d'imposer le référendum et d'infliger un désaveu mérité à Nicolas Sarkozy. Ne voit-on pas en effet Mme Merkel se déclarer très sceptique quant à une réunion, cet été, des pays de l'euroland à propos de l'euro ? Ces réticences allemandes mettent d'autant plus en valeur la faute commise par le président de la République en ne s'appuyant pas sur le Non français du 29 mai 205 pour renégocier la politique monétaire européenne.

Mercredi 16 Janvier 2008
Jean-Pierre Chevènement

21:20 Publié dans Amis | Lien permanent | Commentaires (0)

12/01/2008

Traité européen:« on peut parler de haute trahison »

Libération
14/12/2007


« Comment le président de la République peut-il décider seul de faire ratifier le traité de Lisbonne  par voie parlementaire? » s'indigne Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l'université de Rennes 1. La démarche de Nicolas Sarkozy est « arbitraire » et « confine à la dictature » assure la professeure qui suggère aux députés de se constituer en haute cour pour « sanctionner le coupable » dans un texte publié par le site du collectif du 29 mai. Extraits.
«Comment le président de la République peut-il décider seul, alors que le peuple français a juridiquement rejeté l’intégralité du traité, de faire cependant ratifier par voie parlementaire la majeure partie des dispositions qu’il contenait au motif que celles-ci « n’auraient pas fait l’objet de contestations » ? Chacun a pu constater, durant la campagne référendaire, que toutes les dispositions étaient critiquées : les uns se focalisaient davantage sur la charte des droits fondamentaux et les politiques communautaires, les autres sur les transferts de compétence, le passage de l’unanimité à la majorité et le déficit démocratique, d’autres encore s’offusquaient des principes et symboles fédéraux. On pouvait peut-être apercevoir que le « non » de gauche déplorait davantage la menace sur l’Etat-providence et le « non » de droite la perte de l’Etat régalien, mais il est certainement impossible et inconcevable de sonder le cerveau de chaque Français en prétendant y déceler des dispositions qu’il aurait rejetées et d’autres qu’il aurait approuvées.
La démarche du président de la République prétendant interpréter seul la volonté du peuple français est totalement arbitraire et confine à la dictature. Lorsque l’on sait que la Constitution californienne prévoit qu’une norme adoptée par référendum ne peut être par la suite abrogée ou modifiée que par une autre décision populaire et que la Cour constitutionnelle italienne adopte le même principe, on ne peut qu’être bouleversé par le coup d’Etat ainsi perpétré en France. Si le président a la conviction que les dispositions restant dans le traité modificatif ont fait l’objet d’une approbation implicite des Français, encore faut-il qu’il s’en assure en organisant un nouveau référendum tendant à obtenir leur accord explicite. »
« Comment qualifier et sanctionner, dès lors, un tel coup d’Etat ? Le texte de la très populaire Constitution de 1793 n’y allait pas de main morte en disposant, dans son article 27 : « Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit à l’instant mis à mort par les hommes libres ». La peine de mort étant désormais prohibée par la Constitution française il convient de s’y conformer et de se tourner plutôt vers l’article 35 du texte de 1793 qui affirmait solennellement : « Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, intégrée au préambule de l’actuelle Constitution, range aussi la résistance à l’oppression parmi les droits naturels et imprescriptibles de l’homme.
Notre texte constitutionnel affirme encore que le principe de la République est « gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple » et que son président est élu au suffrage universel direct pour veiller au respect de la Constitution, assurer le fonctionnement régulier des pouvoirs publics et la continuité de l’Etat et garantir l’indépendance nationale. Le terme qui vient à l’esprit pour désigner le mépris présidentiel de la volonté populaire est évidemment celui de haute trahison. Malheureusement, une révision des dispositions sur la responsabilité pénale du chef de l’Etat, intervenue en février 2007, a substitué à l’antique et belle formule de haute trahison, l’expression affadie et banale de « manquement à ses devoirs manifestement incompatibles avec l’exercice de son mandat ». Cela manque singulièrement d’allure et de force mais l’on s’en contentera cependant en proposant aux parlementaires, au lieu de commettre eux-mêmes une forfaiture en autorisant la ratification d’un traité rejeté par leurs mandants, de se constituer en Haute Cour pour sanctionner le coupable.
Sans insurrection ni destitution, nous n’aurons alors plus qu’à pleurer sur notre servitude volontaire en réalisant que nos élus représentent bien ce que nous sommes nous-mêmes devenus : des godillots. »
Anne-Marie Le Pourhiet, est professeur de droit public, auteure de "Droit constitutionnel" paru aux éditions Economica (2007).
Après la signature par Nicolas Sarkozy du traité de Lisbonne, jeudi, la question de sa ratification est désormais ouverte. Une pétition en ligne réclamant un nouveau référendum a déjà recueilli 41.000 signatures, dont celles de 75 parlementaires.
Pétition en ligne pour ceux qui ne l’auraient pas encore signée :

http://www.nousvoulonsunreferendum.eu/index.php?option=com_content&task=view&id=12&Itemid=26

20:02 Publié dans Blog | Lien permanent | Commentaires (0)

10/01/2008

Absence de référendum : le PS fait semblant de se fâcher

"Nous voterons le traité simplifié européen parce que ses acquis sont supérieurs à ses insuffisances et parce qu'il est enfin une chance de sortir l'Union de sa paralysie politique", a déclaré, mardi 8 janvier, Jean-Marc Ayrault. Le président du groupe socialiste, radical et citoyen (SRC) de l'Assemblée nationale a cependant émis "une réserve" : "Il me paraît impossible que nous participions à la révision préalable de la Constitution dès lors que nous défendons la voie référendaire plutôt que la voie parlementaire. Nous n'irons pas à Versailles." Cette absence des députés PS à Versailles n'aura donc pas de conséquences sur l'adoption du projet de loi constitutionnelle, puisque seuls les votes exprimés sont pris en compte. S'il avait réellement voulu contraindre le chef de l'Etat à organiser un référendum, le Parti socialiste eût été mieux inspiré d'annoncer qu'il se rendrait au Congrès pour voter "contre" ou au minimum "abstention" sur le projet de révision constitutionnelle. Plusieurs parlementaires socialistes ouistes ou nonistes ont d'ailleurs déjà prévenu qu'ils ne suivraient pas la consigne de leur président de groupe, tel Henri Emmanuelli qui entend résister non pas symboliquement mais politiquement, par son vote, au contournement du résultat du référendum du 29 mai 2005 sur la Constitution européenne. Il est cependant peu probable que les députés et sénateurs, quelle que soit leur opinion sur le traité de Lisbonne mais soucieux d'aligner leur vote au Congrès sur celui des Français il y a deux ans, soient suffisamment nombreux pour représenter au moins 2/5ème des suffrages exprimés et bloquer ainsi le processus. 

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Le traité européen de Lisbonne est-il fondamentalement différent de celui rejeté en 2005 ?


Thomas Lefebvre : Vous avez déclaré dans Libération (22 octobre 2007) que le traité européen était "un viol politique" et que "c'était une cause de guerre civile". Avez-vous commencé à acheter des armes pour votre plan C ?
Etienne Chouard : Les solutions que je recherche sont évidemment pacifiques. L'agression qu'on nous fait subir est pourtant majeure. Alors on peut rigoler en prenant les mots les plus extrêmes dans ce que je dis, et en les exagérant encore un peu, pour éviter de parler des choses les plus importantes, il reste que quand le gouvernement chargé de défendre le peuple agresse le peuple, on a un problème majeur avec la concorde.
Ce n'est pas moi qui suis la cause de l'agression. Notre impuissance politique, organisée à la fois par les institutions et par les acteurs du pouvoir, comme toutes les impuissances politiques, est une source potentielle de violence. Ce n'est pas de ma faute, c'est une réalité. 
Ce que je construis avec ceux qui m'accompagnent, c'est précisément une façon d'éviter cette violence.
A mon avis, les citoyens devraient écrire eux-mêmes des morceaux de Constitution pour comprendre que c'est leur texte, c'est un texte qui les protège et qu'ils ne doivent pas abandonner à d'autres ; et que la qualité du processus constituant, l'honnêteté de ceux qui écrivent la Constitution, détermine la qualité de celle-ci. Va-t-elle nous protéger ou non ? Tout dépend du processus constituant.
Thomas Lefebvre : Nicolas Sarkozy a été élu, largement et avec une forte participation, sur un programme qui inscrivait noir sur blanc qu'il n'y aurait pas de référendum. Appeler à un référendum, n'est-ce pas s'opposer à la volonté du peuple qui a choisi Nicolas Sarkozy ?
Etienne Chouard : Nicolas Sarkozy a effectivement dit qu'il n'aurait pas recours au référendum. Mais il n'a pas dit que ça. Pour justifier cette annonce, il a aussi dit qu'il ferait ratifier un mini-traité simplifié, donc autre chose que le traité rejeté en 2005, et que c'est cette différence qui justifie le vote parlementaire à la place du référendum. Or, précisément, le traité de Lisbonne n'est ni mini, ni simplifié.
Je ne suis pas le seul à le dire, Giscard d'Estaing, qui n'est pas un anarchiste et qui n'est pas incompétent sur le sujet de la Constitution européenne, a écrit le 26 octobre dans Le Monde une tribune qui me prend les mots de la bouche, mais qui ont plus de force dans sa bouche à lui.
Il dit que le traité est illisible pour les citoyens, il dit que les propositions institutionnelles se retrouvent intégralement dans le traité de Lisbonne, mais dans un ordre différent. Il dit aussi que les outils sont exactement les mêmes, que la boîte a été redécorée en utilisant un modèle ancien qui comporte trois casiers dans lesquels il faut fouiller pour trouver ce que l'on cherche.
Il dit qu'on est évidemment loin de la simplification, et il pose la question : quel est l'intérêt de cette subtile manœuvre ? D'abord, et avant tout, échapper à la contrainte du recours au référendum, grâce à la dispersion des articles et au renoncement au vocabulaire constitutionnel.
Je trouve quand même, pour prendre du recul, un peu fort de café qu'on nous présente l'élection du président de la République comme une acceptation en bloc de tout son programme électoral, qui nous priverait ensuite de tout débat. Les gens qui disent ça ont-ils conscience de la trahison de l'idéal démocratique qu'ils cautionnent ?
La démocratie, ce n'est pas l'élection, c'est le débat. La démocratie, c'est le respect des opinions dissidentes. La démocratie, c'est le pouvoir du peuple, pas le pouvoir des élus.
Petit-taf : Le peuple a-t-il vraiment le désir de s'engager et de se mettre à écrire des articles ?
Michelle : Faire écrire des morceaux de la Constitution directement par les citoyens, cela finit par s'interroger sur le principe de démocratie "représentative"...
Etienne Chouard : Je ne dis évidemment pas que tout le monde devrait écrire, je dis que tout le monde devrait comprendre que ce texte-là est très important pour lui, très concret, et les gens ne devraient pas s'en désintéresser, car leur impuissance politique se joue là. Mais je comprends bien qu'il y ait des tas de gens qui n'ont pas envie d'écrire une Constitution.
Mais je voudrais insister sur le fait que parmi tous les citoyens, une petite poignée ne devrait en aucun cas écrire la Constitution, c'est ceux-là mêmes dont la Constitution est censée limiter les pouvoirs. Il faut comprendre que quand un parlementaire, un ministre, un juge écrit ou révise la Constitution, il écrit des règles pour lui-même. Il est juge et partie. Mécaniquement, il ne peut pas être honnête.
Vous avez raison, tout le monde ne peut pas écrire la Constitution, mais on va bien arriver à trouver cent personnes qui renoncent définitivement au pouvoir et qui acceptent pourtant d'écrire les règles du pouvoir. Quelques personnes volontaires et raisonnables.
Je ne défends pas du tout la démocratie directe, on est beaucoup trop nombreux pour participer tous directement aux décisions. Je tiens au gouvernement représentatif, c'est une bonne idée. Mais je tiens aussi au contrôle citoyen de ce gouvernement représentatif. Je veux à la fois être représenté et garder le contrôle de mes représentants.
Ce que je défends, ce n'est pas l'extrême de la démocratie directe. Je proteste contre l'extrême que constitue le gouvernement représentatif hors contrôle citoyen. Je cherche un gouvernement représentatif sous contrôle et, à mon avis, on n'obtiendra jamais ça tant qu'on laissera le gouvernement écrire lui-même les règles du contrôle.
ALAIN.L : Dans cette nouvelle version du texte, sera-t-il toujours possible de pétitionner pour obtenir un référendum ? Et ce référendum aura-t-il une valeur contraignante pour les institutions européennes ?
Etienne Chouard : C'est une escroquerie de parler de référendum à propos de ce droit de pétition. Oui, il y aura bien toujours ce droit de pétition, mais toujours sans aucune valeur contraignante. Donc toujours aussi inutile. Si cet article n'existait pas, on pourrait tout autant pétitionner avec les mêmes résultats. Essayer de nous faire croire qu'il s'agit là d'un référendum, c'est soit n'avoir rien compris au référendum, soit ne pas savoir lire, soit n'avoir pas lu le texte, soit être de la plus parfaite mauvaise foi.
Zeze_1 : Qu'en est-il de l'adhésion de la Turquie à l'UE ?
Etienne Chouard : Je ne crois pas qu'il y ait de référence nouvelle à la Turquie. D'ailleurs, il n'y en avait pas dans l'ancien traité. A mon avis, on est à la fois sur un sujet polémique, qui monte les uns contre les autres, et absolument à côté de l'essentiel. Pendant qu'on fait jouer la peur de l'étranger, on ne parle pas de l'abandon de la création monétaire, de la confusion des pouvoirs dans les mains de l'exécutif, de la dépendance des juges envers les exécutifs, de l'impuissance des citoyens, etc.
Le problème de l'adhésion de nouveaux pays, je le rattache au consentement mutuel, qui de toute façon est violé depuis longtemps. Si l'on interrogeait tous les peuples, y compris celui de la Turquie, sur leur volonté de fraterniser avec l'Europe, et si les peuples disaient oui, de mon côté, je ne vois aucun problème. Avant de se marier, si l'on veut que le mariage dure et soit heureux, le minimum, c'est que les conjoints aient donné leur consentement personnellement, et pas seulement par leur papa.
Donc pour moi, l'agrément donné par les parlementaires, dans cette matière de souveraineté populaire, ne vaut rien.
Les parlementaires ne sont pas propriétaires de la souveraineté qu'ils incarnent. Ils ne sont donc pas mandatés pour la brader à quelque condition que ce soit. Quand les parlementaires décident d'abandonner la souveraineté populaire à d'autres institutions sans référendum, c'est de l'abus de pouvoir. Ils sont élus, mais pas pour ça.
Gardarist : J'ai lu votre blog sur lequel je viens d'apprendre que la création de monnaie était désormais à l'initiative des banques privées. Connaissez-vous la position d'économistes sur ce point, qui valideraient vos positions ?
Etienne Chouard : Je passe des dizaines d'heures, et même des centaines, avec des économistes de renom comme Michel Devoluy, Maurice Allais ou d'autres, qui me permettent d'être certain à la fois du mécanisme de création monétaire, sur lequel je vais revenir, et de sa nocivité majeure pour les hommes.
Comment ça marche ? Quand une banque vous prête de l'argent, elle ne l'a pas. Ou en tout cas, elle ne l'a pas forcément. Elle peut le créer en écrivant d'un côté de son bilan : je dois 100 000 euros à cette personne à qui je prête de l'argent, et en même temps, de l'autre côté de son bilan, elle note : et cette personne me doit 100 000 euros un peu plus tard. Donc dans son bilan, c'est neutre, c'est équilibré. Elle a créé de la monnaie.
Ensuite, à chaque remboursement, elle détruit des deux côtés du bilan les sommes correspondant au remboursement. Et à la fin du plan d'amortissement, la monnaie qui avait été créée au moment du prêt a été progressivement complètement détruite.
Mais au passage, pendant les remboursements, la banque a prélevé un intérêt, des sommes considérables qui peuvent égaler ou dépasser la somme empruntée, pour le seul travail de suveiller que les remboursements ont bien lieu.
Autrefois, les Etats partageaient avec les banques privées le droit de création monétaire. Comment faisaient-ils ? L'Etat avait la possibilité d'emprunter auprès de sa banque centrale et de lui rembourser au fur et à mesure de ses recettes. La différence, c'est que l'Etat ne payait pas d'intérêts.
C'est là qu'il s'est passé quelque chose d'absolument majeur. En 1974 a eu lieu la dernière émission de monnaie par la Banque de France et depuis, l'Etat s'est, de fait, interdit de créer de la monnaie. Concrètement, il s'est interdit d'emprunter auprès de la banque centrale. Cela a comme conséquence de payer beaucoup plus cher tout ce dont l'Etat a besoin et qui est financé par le crédit.
Je ne sais pas comment les banquiers ont fait pour obtenir du gouvernement cette espèce de hara-kiri monétaire qui consiste à se priver soi-même d'un pouvoir considérable et essentiel dans la politique du pays. Ce sabordage monétaire a été monté au plus haut niveau du droit, à la faveur des "traités constitutionnels", par l'article 104 du traité de Maastricht, devenu l'article 123 du traité de Lisbonne consolidé, qui rend ce sabordage irréversible, hors d'atteinte des citoyens.
Cette affaire de création monétaire nous coûte 80 milliards par an d'intérêts pour la France, dont plus de 40 milliards à payer par l'Etat. Je voudrais juste qu'on m'explique où est l'intérêt général dans cette affaire, qu'est-ce qu'on a à gagner à payer 200 ce qu'on pourrait payer 100 si l'on avait gardé la création monétaire.
Zenia : Le risque des emprunts d'Etat était de provoquer de l'inflation. Ne pensez-vous pas que c'est une raison suffisante pour interdire les emprunts d'Etat ?
Etienne Chouard : Il faut comprendre qu'il y a risque d'inflation quand on crée trop de monnaie, c'est-à-dire plus de monnaie que l'augmentation des vraies richesses.
Ce qu'on appelle la planche à billets, c'est la possibilité d'accompagner l'augmentation des richesses par une augmentation du nombre de signes monétaires pour pouvoir échanger correctement ces richesses. Donc la planche à billets est nécessaire, elle n'est pas forcément mauvaise. Ce qui est mauvais, c'est l'excès de planche à billets.
Que s'est-il passé ? On a privé les Etats de la planche à billets en criant sur les toits que la planche à billets était source d'inflation, mais on a donné cette planche à billets aux banques privées, qui s'en servent furieusement : l'augmentation de la masse monétaire de la zone euro est de 11 % depuis six ans.
Vous pouvez constater que la planche à billets, bien qu'ayant quitté les mains de l'Etat, continue à tourner. Le problème, c'est que cette monnaie qui est créée est une monnaie d'endettement, qui va disparaître à l'occasion des remboursements. Et cette monnaie-là n'est pas celle dont on a besoin pour résorber le chômage. Cette monnaie d'endettement est asphyxiante.
Michelle : Est-ce qu'on pourrait revenir au traité de Lisbonne ? Par exemple, pouvez-vous évoquer les points positifs qui s'y trouvent, selon vous ?
Etienne Chouard : Le seul point positif, c'est la possibilité pour les Etats de sortir de l'Union européenne, qui n'existait pas auparavant. Il y a évidemment d'autres points positifs, mais mineurs, cosmétiques, trompeurs, rien de convaincant à mon avis.
Je les connais bien, puisque j'en ai débattu pendant des centaines d'heures, mais je les trouve dérisoires à côté des dangers que je dénonce : confusion des pouvoirs dans les mains de l'exécutif, sur des sujets cachés, listés nulle part, à l'occasion des actes non législatifs et des procédures législatives spéciales, dépendance des juges envers les exécutifs, impuissance des citoyens (pas de référendum d'initiative populaire), et sabordage monétaire, dont je parlais à l'instant.
Michelle : "seul point positif = sortie possible". On va finir par croire que vous êtes anti-UE !
Etienne Chouard : On va finir par croire que je suis en train de me rendre compte d'un piège dont j'ignorais tout. En fait, ce que je commence à croire moi-même, c'est que dès le départ, dans le génome des institutions européennes, il y avait l'impuissance politique des citoyens qui était programmée, et je ne suis pas sûr que ce soit guérissable.
Il faut lire le livre de Chevènement, La Faute de M. Monnaie, où l'on découvre avec consternation que l'icône Jean Monnet, ce quasi-saint pour les eurolâtres, était un banquier américain qui détestait la souveraineté populaire.
Et avec cette grille de lecture, on retrouve partout dans les institutions les traces de cette genèse. Ce texte a été écrit par des banquiers et des multinationales, pour des banquiers et des multinationales. Et je ne confonds pas l'intérêt des banquiers et des multinationales avec l'intérêt général.
Cela dit, mon rêve le plus cher est de voir les peuples d'Europe décider eux-mêmes directement de fraterniser et de constituer une seule et même société, apaisée par le débat, et pas enflammée par le viol de ses propres représentants.
Emmanuel : Quelle forme d'Europe défendez-vous ? Une Europe conçue comme un simple moyen d'accord économique, avec des facilités d'échanges économiques, ou une véritable Europe politique, intégrée ?
Etienne Chouard : Je viens de répondre un peu à cette question. Pour moi, les empires jusqu'ici ont toujours été une source d'oppression, comme si la démocratie n'était possible qu'à petite échelle.
Pourtant, j'ai l'impression d'avoir trouvé une bonne idée, une idée simple, une idée forte, une idée assez nouvelle, ou en tout cas peu débattue jusqu'ici, pour instituer une société de grande envergure et pourtant démocratique.
Je pense que si les peuples d'Europe (je ne parle pas de leurs représentants) se réapproprient le processus constituant, et s'ils arrivent à imposer un processus constituant honnête, une Assemblée constituante dont les membres seraient désintéressés, ils seront capables de créer la première vraie grande démocratie représentative, c'est-à-dire un système de représentation qui reste sous leur contrôle en cas d'abus de pouvoir.
Bamjj : Des citoyens se mobilisent en ce moment sur Internet pour porter plainte contre l'Etat français pour déni de démocratie. Pensez-vous que cette initiative puisse aboutir ?
Etienne Chouard : Oui. Non seulement je le crois, mais je trouve que cette initiative est la plus convaincante, la plus porteuse d'espoir depuis trois ans que dure la bagarre contre l'abus de pouvoir des "traités constitutionnels".
Le citoyen qui a écrit cette requête a monté une argumentation juridique enthousiasmante. On est au cœur du plus grave problème qu'ont les humains avec le gouvernement représentatif : nos propres représentants ont quasiment vidé de sa substance le suffrage universel, et c'est une bonne idée de protester en s'appuyant sur les droits de l'homme.
Quel est l'argument ? La Convention européenne des droits de l'homme, dans l'article 3 de son protocole 1, garantit aux citoyens des élections libres, dans des conditions qui assurent la libre expression de l'opinion du peuple dans le choix du corps législatif. Cette expression "corps législatif" est l'objet du débat.
Je pensais dans un premier temps qu'on pourrait nous renvoyer dans les cordes en disant : "Mais enfin, vous avez vos élections à l'Assemblée nationale, vous choisissez donc librement votre corps législatif, rentrez chez vous." En fait, Guillaume (l'auteur de la requête) démontre brillamment que le corps législatif n'est plus l'Assemblée nationale, mais bien principalement des organes non élus, comme la Conférence intergouvernementale pour ce qui concerne le droit primaire de l'Union, et la Commission et le Conseil des ministres pour le droit ordinaire de l'Union. Et comme ce droit de l'Union représente aujourd'hui 80 % des nouvelles règles qui nous sont imposées tous les jours, on a là une démonstration juridique que notre corps législatif, pour l'essentiel, n'est pas élu.
La Cour européenne des droits de l'homme permet à un homme seul d'attaquer un Etat. C'est à la fois très beau et normal, et nous avons là une occasion inespérée de joindre nos voix individuelles à celle de Guillaume, qui a fait un travail extraordinaire.
Phil : Où peut-on trouver cette plainte ?
Caussenard46 : Un lien sur cette plainte ?
Etienne Chouard : Il suffit de taper 29mai.eu, et tout est très bien expliqué, le mode opératoire et la plainte elle-même, qu'il faut imprimer, compléter avec son nom et son adresse, signer et envoyer en courrier ordinaire à la Cour à Strasbourg. Le texte est assez long, il fait vingt pages, mais j'insiste, c'est un texte qui peut changer nos vies. On a là la première vraie arme pour résister au coup d'Etat qui se déroule. Je rappelle que la définition d'un coup d'Etat, c'est de ne pas se plier au suffrage universel.
Il y a un forum sur 29mai.eu auquel on peut participer. C'est un endroit vivant.
Thomas Lefebvre : Vous faites campagne sur Facebook aux cotés du Mouvement pour la France pour un référendum sur le traité de Lisbonne. Pourquoi avoir choisi de faire alliance avec la droite villiériste et non avec les Chevènement, Mélenchon...
Etienne Chouard : C'est vrai. Christophe Baudoin, dont je relaie souvent les arguments sur ma page de lien, m'a proposé de joindre nos forces pour un texte qui est maintenant sur Facebook qui appelle à un référendum. J'ai trouvé ce texte conforme à ce que je pense, et j'ai dit oui.
Et quand je lis votre question, je me rends compte que cela peut servir de machine à salir. En agglomérant ce qu'aurait pu dire Christophe Baudoin et dont je ne suis pas au courant à ce qui est dit sur Facebook, on peut me discréditer.
Moi, je ne connais rien à la politique politicienne, et je me rends bien compte qu'on arrive à discréditer quelqu'un sans parler de ses idées, mais en évoquant simplement des gens avec qui il a parlé. Je trouve qu'on est au degré zéro de l'argumentation. J'étais dimanche dernier dans un meeting avec Chevènement, je suis en train de dévorer le livre de Mélenchon, je m'alimente de la pensée de Jennar (Raoul-Marc Jennar, chercheur et militant altermondialiste), et en fait, c'est ridicule de vouloir me mettre à gauche ou à droite.
Je me bats contre les abus de pouvoir, et il se trouve qu'il y a aussi bien à gauche qu'à droite des hommes qui, comme moi, se battent contre les abus de pouvoir.
Quand le Mouvement pour la France parle des mosquées, cela m'insupporte. C'est juste un autre sujet. Les hommes ne sont pas noirs ou blancs, n'importe qui peut avoir une excellente idée qui va améliorer la vie des hommes. Il faut rester ouvert. Je tiens au respect des opinions dissidentes, au droit des paroles pour tous, y compris pour les "affreux" (chacun a ses affreux, c'est un concept relatif).
J'ai besoin qu'on m'aide à progresser sur la partie Wiki de mon site. Je vous invite à venir écrire des articles avec moi, pour montrer que c'est possible (que des hommes dont ce n'est pas le métier peuvent écrire une Constitution qui ressemble à quelque chose), et que c'est beaucoup mieux (que des hommes désintéressés instituent de vrais contre-pouvoirs). Mon site : etienne.chouard.free.fr/Europe.
 
 
Constance Baudry

Le Monde
 

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02/01/2008

De la servitude libérale

Elisabeth Lévy s'entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L'Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale (Editions Climats).
Elisabeth Lévy : A vous lire, le libéralisme des Lumières qu'affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d'un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L'extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.

Jean-Claude Michéa : Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d'ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l'«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu'on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c'est-à-dire le programme de la gauche et de l'extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l'économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu'on pourrait étendre à l'infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n'importe quel bureaucrate communiste chinois a l'occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.

Pour vous, le libéralisme est l'accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c'est la possibilité pour l'homme de maîtriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?

Sous l'influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l'économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C'est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l'Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c'est l'ampleur et la durée inédites d'une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l'idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s'agissait d'imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l'âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D'où le rôle de la Raison et de l'idéal de la Science dans les sociétés modernes..

En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l'arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?

C'est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu'il faut comprendre l'idéalisation moderne du droit et du marché. D'Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu'ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d'agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d'une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l'écrit Pierre Manent, l'Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».

Je vous concède que le scepticisme n'est pas très sexy. Reste qu'il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n'est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?

Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l'idée qu'un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s'il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s'il en a une) dès lors qu'il ne nuit pas à la liberté d'autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c'est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l'on veut s'en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l'humanité» au prétexte qu'elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d'une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l'agneau et celui de l'écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l'on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.

Est-ce l'origine de la ruse de l'Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l'entretenir ?

C'est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu'à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois-ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d'un film antichrétien, un troisième l'interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.

Et pourtant, l'Etat ne peut défendre en même temps le loup et l'agneau. Pourquoi ne pourrait-il choisir en fonction de l'intérêt général, selon que la société a besoin de plus de loups ou de plus d'agneaux ?

Tout simplement parce que cet Etat s'interdit d'avoir une définition philosophique de l'intérêt général. Le droit libéral est donc contraint de légiférer à l'aveugle, c'est-à-dire en fonction des seuls rapports de force qui travaillent la société à un moment donné et qu'on nomme généralement «l'évolution des mœurs» comme s'il s'agissait d'un chapitre particulier de l'évolution des espèces. Aujourd'hui, donc, l'interdiction du tabac ; demain, sans doute, la légalisation des drogues ; et, peut-être, dans un avenir très proche, les deux en mêmes temps.

La gauche s'estime au contraire dépositaire d'une Vérité qui lui permet d'exclure tous ceux quoi n'y adhèrent pas. On aimerait que certains rebelles officiels fassent preuve d'une certaine «neutralité axiologique»…

Cette dérive est, en réalité, inscrite au cœur même de la logique libérale dont la gauche moderne, il est vrai, constitue l'incarnation politique la plus cohérente. Une société refusant par principe tout statut politique à des valeurs humaines partagées, ce qu'Orwell nommait common decency est inévitablement conduite à vouloir tout trancher par le droit. Or le seul critère « technique » de la légalité d'une opinion est son caractère «nuisible» ou non. De là, la tendance inéluctable des sociétés libérales contemporaines à interdire graduellement tout ce qui est «politiquement incorrect» selon les rapports de force du moment. C'est ainsi que l'on glisse des idées généreuses d'un Constant ou d'un Tocqueville à celles d'Act Up ou des Indigènes de la République. Et encore, je ne parle pas ici de la tentative récente, et provisoirement avortée, de constitutionnaliser le libéralisme au niveau européen c'est-à-dire d'en criminaliser à terme toutes les contestations pratiques. Je critique donc le système libéral d'un point de vue démocratique radical, ou, si l'on préfère, anarchiste, en raison des menaces croissantes qu'il est logiquement conduit à faire peser, à terme, sur les libertés démocratiques les plus élémentaires.

Bref, si l'Etat affiche des préférences «idéologiques» il pénalise une partie de la société (les fumeurs ou les non-fumeurs) et s'il s'y refuse, il abandonne de fait le gouvernement des hommes aux rapports de force. Que faire, comme disait l'autre ?

Pour s'opposer aux effets désocialisants de cette logique il suffirait, bien sûr, de se référer à la common decency d'Orwell. Mais le libéralisme exclut, par définition, tout appel à des vertus morales communes. Pour les libéraux la morale est, au mieux, une croyance privée. Dans ces conditions, les seules normes susceptibles d'accorder des individus que tout oppose par ailleurs, seront celles du marché, fondées sur le seul langage que les libéraux supposent commun à tous les êtres humains : celui de l'intérêt bien compris. Une société qui s'emploie à se rendre à la fois individualiste et «multiculturelle» ne peut donc trouver un semblant de cohérence anthropologique que si elle invite ses membres à communier dans le culte de la croissance et de la consommation. C'est pourquoi l'économie est devenue la religion des sociétés modernes.

Faut-il sacrifier la liberté de penser au monde commun ? Un régime non libéral n'est-il pas conduit à réprimer tout écart par rapport à l'opinion dominante ?

L'idéal orwellien, et socialiste, d'une société décente, s'oppose à l'approche purement juridique de la question sociale qui caractérise la démarche libérale. Chacun sait bien que l'égalité des droits est parfaitement compatible avec les inégalités de fait les plus indécentes. Mais ce primat philosophique de la common decency sur les impératifs formels du droit n'implique aucun mépris pour les garanties juridiques fondamentales. On peut tout à fait reconnaître le droit de chacun à défendre une opinion ou une manière de vivre particulières sans considérer pour autant que toutes les opinions et toutes les manières de vivre ont une valeur philosophique égale. Une société qui m'obligerait, par exemple, à avoir des enfants serait de toute évidence tyrannique. Mais je reconnais bien volontiers que ma décision personnelle de ne pas en avoir n'est pas universalisable sans contradiction. J'admets donc parfaitement que la société encourage, et privilégie sur le plan symbolique, des choix philosophiquement contraires aux miens, et qui sont effectivement plus conformes à la survie de l'humanité. 

Vous êtes un peu méprisant pour la société bourgeoise et son idéal de tranquillité. Peut-être les Juifs chassés d'Espagne ou les paysans massacrés par Staline eussent-ils apprécié un peu moins de Vertu et un peu plus de relativisme culturel et politique. Le «moindre mal» n'est-il pas préférable au Mal absolu ?

Il vaut assurément mieux vivre dans l'Amérique de Bush que dans le Cambodge de Pol Pot ou la Corée de Kim Jong Il. En bon orwellien, j'accorderai aussi aux libéraux que la racine de toute entreprise totalitaire est incontestablement la volonté de soumettre les peuples à telle ou telle variante de la «tyrannie du Bien». Mais il est absurde de réduire par principe toute référence politique à des vertus morales partagées à cette seule perspective effrayante. Il faut distinguer à la suite d'Orwell, Camus ou Zygmunt Bauman, le sombre univers des idéologies morales, fondées sur une théorie de l'ordre naturel, de la volonté de Dieu ou du Sens de l'Histoire, voire sur une mystique de la race ou de la tribu et celui, beaucoup plus humain, de la common decency. L'idéologie morale se marie sans difficulté avec un mépris absolu de la loyauté, la bienveillance, l'entraide ou l'amitié. A l'inverse, dans la société décente qui était l'idéal des premiers socialistes, l'égoïsme, l'esprit de calcul et la volonté de dominer ou d'exploiter ses semblables ont une valeur morale nécessairement inférieure à la générosité, l'honnêteté, la bienveillance ou l'esprit de coopération. En ce sens il est faux de dire que toutes les manières de vivre se valent. L'égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien. Mais une société égalitaire, solidaire et amicale, qui inviterait les hommes à donner le meilleur d'eux-mêmes, me parait toujours moralement supérieure et infiniment plus désirable.

Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 209 pages, 19€
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Cet entretien a préalablement été publié sur Causeur.fr.
 
Vendredi 28 Décembre 2007 - 00:01
Propos recueillis par Elisabeth Lévy
 
Source :
http://www.marianne2.fr

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