02/01/2008
De la servitude libérale
Elisabeth Lévy s'entretient avec Jean-Claude Michéa. Ecrivain et philosophe, il poursuit sa critique du capitalisme et vient de publier L'Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale (Editions Climats).
Elisabeth Lévy : A vous lire, le libéralisme des Lumières qu'affectionne la gauche et celui du Medef préféré par la droite sont les deux faces d'un même projet. La différence entre droite et gauche est-elle purement rhétorique ? L'extrême-gauche – que vous qualifiez aimablement de «pointe avancée du Spectacle contemporain» – se dit pourtant antilibérale sur le plan économique.
Jean-Claude Michéa : Quand on aura compris que le libéralisme – pièce maîtresse de la philosophie des Lumières – est fondamentalement une idéologie progressiste, opposée à toutes les positions «conservatrices» ou «réactionnaires» (termes d'ailleurs popularisés par le libéral Benjamin Constant) les déboires historiques répétés de l'«anticapitalisme de gauche» perdront leur mystère. Il est, en effet, parfaitement illusoire de penser qu'on pourrait développer le programme du libéralisme politique et culturel, c'est-à-dire le programme de la gauche et de l'extrême gauche contemporaines, sans réintroduire, à un moment ou à un autre, la nécessité de l'économie de marché. Et il est tout aussi naïf de penser qu'on pourrait étendre à l'infini la logique du marché sans accepter la «libéralisation» des mœurs qui en est le complément culturel, comme n'importe quel bureaucrate communiste chinois a l'occasion de le vérifier quotidiennement. On comprend mieux pourquoi le socialisme originel ne se définissait généralement pas en fonction de ce clivage gauche/droite dont toute discussion est devenue sacrilège.
Pour vous, le libéralisme est l'accomplissement du projet moderne. Mais la modernité, c'est la possibilité pour l'homme de maîtriser son destin. Est-il permis de préférer la «légitimité rationnelle» au droit divin ?
Sous l'influence marxiste, on considère généralement la modernité comme le résultat «historiquement nécessaire» du développement de l'économie et des relations marchandes qui a caractérisé la fin du Moyen Age et la Renaissance. C'est une illusion rétrospective. Bien des civilisations ont connu un essor comparable sans pour autant devenir «modernes» ou «capitalistes». Ce qui est, en revanche, spécifique à l'Europe occidentale des XVIe et XVIIe siècles c'est l'ampleur et la durée inédites d'une forme de guerre très particulière : la guerre de religion ou guerre civile idéologique. Or, en divisant les familles, en opposant les voisins et en brisant les amitiés, la guerre civile met en péril l'idée même de communauté politique. Le projet moderne, dont le libéralisme est la forme la plus radicale, est né de la volonté de trouver à tout prix une issue à cette crise historique sans précédent. Il s'agissait d'imaginer une forme de gouvernementalité qui ne se fonderait plus sur des postulats moraux ou religieux particuliers – telle ou telle conception de la vie bonne ou du salut de l'âme – mais sur une base tenue pour «axiologiquement neutre». D'où le rôle de la Raison et de l'idéal de la Science dans les sociétés modernes..
En même temps, des règles acceptées par tous et égales pour tous ne sont-elles pas une garantie contre l'arbitraire et, partant, la condition même de la démocratie ?
C'est effectivement dans le cadre de cette conception «réaliste» et gestionnaire de la politique qu'il faut comprendre l'idéalisation moderne du droit et du marché. D'Adam Smith à Benjamin Constant, on attendait de ces dispositifs qu'ils assurent de façon purement mécanique la coexistence pacifique des individus en permettant à ces derniers d'agir en fonction de leur seul intérêt bien compris et non plus selon des considérations «idéologiques» supposées les dresser sans fin les uns contre les autres. Au cœur du projet moderne et libéral, il y a donc la folle espérance d'une société devenue capable de se passer définitivement de toute référence à des valeurs symboliques communes. Comme l'écrit Pierre Manent, l'Etat libéral est le «scepticisme devenu institution».
Je vous concède que le scepticisme n'est pas très sexy. Reste qu'il garantit une certaine tolérance. La possibilité de coexistence de points de vue différents n'est-elle pas à porter au crédit du libéralisme ?
Le cœur de la philosophie libérale est, en effet, l'idée qu'un pouvoir politique ne peut assurer la coexistence pacifique des citoyens que s'il est idéologiquement neutre… Concrètement cela revient à dire que chaque individu est libre de vivre selon sa définition privée du bonheur ou de la morale (s'il en a une) dès lors qu'il ne nuit pas à la liberté d'autrui. Tout cela est très séduisant sur le papier. Le problème c'est que ce dernier critère devient très vite inapplicable dès lors que l'on veut s'en tenir à une stricte neutralité idéologique (lors du procès de Nuremberg, les juristes libéraux refusaient la notion de «crime contre l'humanité» au prétexte qu'elle impliquait une représentation de la «dignité humaine» liée à des métaphysiques particulières, et donc incompatible avec la «neutralité axiologique» du droit). Comment trancher d'une façon strictement «technique» entre le droit des travailleurs à faire grève et celui des usagers à bénéficier du service public ? Entre le droit à la caricature et celui du croyant au respect de sa religion ? Entre le droit du berger à défendre l'agneau et celui de l'écologiste citadin à préférer le loup ? Dès lors que l'on entend traiter ces questions sans prendre appui sur le moindre jugement philosophique elles se révèlent insolubles.
Est-ce l'origine de la ruse de l'Histoire qui fait que le libéralisme qui voulait en finir avec la guerre civile, peut aboutir à l'entretenir ?
C'est bien la clé du paradoxe. La logique du libéralisme politique et culturel ne peut conduire qu'à une nouvelle guerre de tous contre tous, menée cette fois-ci devant les tribunaux, et par avocats interposés. Tel plaideur exigera donc la suppression des corridas, tel autre la censure d'un film antichrétien, un troisième l'interdiction de Tintin au Congo ou de la cigarette de Lucky Luke. Ce processus logique est évidemment sans fin.
Et pourtant, l'Etat ne peut défendre en même temps le loup et l'agneau. Pourquoi ne pourrait-il choisir en fonction de l'intérêt général, selon que la société a besoin de plus de loups ou de plus d'agneaux ?
Tout simplement parce que cet Etat s'interdit d'avoir une définition philosophique de l'intérêt général. Le droit libéral est donc contraint de légiférer à l'aveugle, c'est-à-dire en fonction des seuls rapports de force qui travaillent la société à un moment donné et qu'on nomme généralement «l'évolution des mœurs» comme s'il s'agissait d'un chapitre particulier de l'évolution des espèces. Aujourd'hui, donc, l'interdiction du tabac ; demain, sans doute, la légalisation des drogues ; et, peut-être, dans un avenir très proche, les deux en mêmes temps.
La gauche s'estime au contraire dépositaire d'une Vérité qui lui permet d'exclure tous ceux quoi n'y adhèrent pas. On aimerait que certains rebelles officiels fassent preuve d'une certaine «neutralité axiologique»…
Cette dérive est, en réalité, inscrite au cœur même de la logique libérale dont la gauche moderne, il est vrai, constitue l'incarnation politique la plus cohérente. Une société refusant par principe tout statut politique à des valeurs humaines partagées, ce qu'Orwell nommait common decency est inévitablement conduite à vouloir tout trancher par le droit. Or le seul critère « technique » de la légalité d'une opinion est son caractère «nuisible» ou non. De là, la tendance inéluctable des sociétés libérales contemporaines à interdire graduellement tout ce qui est «politiquement incorrect» selon les rapports de force du moment. C'est ainsi que l'on glisse des idées généreuses d'un Constant ou d'un Tocqueville à celles d'Act Up ou des Indigènes de la République. Et encore, je ne parle pas ici de la tentative récente, et provisoirement avortée, de constitutionnaliser le libéralisme au niveau européen c'est-à-dire d'en criminaliser à terme toutes les contestations pratiques. Je critique donc le système libéral d'un point de vue démocratique radical, ou, si l'on préfère, anarchiste, en raison des menaces croissantes qu'il est logiquement conduit à faire peser, à terme, sur les libertés démocratiques les plus élémentaires.
Bref, si l'Etat affiche des préférences «idéologiques» il pénalise une partie de la société (les fumeurs ou les non-fumeurs) et s'il s'y refuse, il abandonne de fait le gouvernement des hommes aux rapports de force. Que faire, comme disait l'autre ?
Pour s'opposer aux effets désocialisants de cette logique il suffirait, bien sûr, de se référer à la common decency d'Orwell. Mais le libéralisme exclut, par définition, tout appel à des vertus morales communes. Pour les libéraux la morale est, au mieux, une croyance privée. Dans ces conditions, les seules normes susceptibles d'accorder des individus que tout oppose par ailleurs, seront celles du marché, fondées sur le seul langage que les libéraux supposent commun à tous les êtres humains : celui de l'intérêt bien compris. Une société qui s'emploie à se rendre à la fois individualiste et «multiculturelle» ne peut donc trouver un semblant de cohérence anthropologique que si elle invite ses membres à communier dans le culte de la croissance et de la consommation. C'est pourquoi l'économie est devenue la religion des sociétés modernes.
Faut-il sacrifier la liberté de penser au monde commun ? Un régime non libéral n'est-il pas conduit à réprimer tout écart par rapport à l'opinion dominante ?
L'idéal orwellien, et socialiste, d'une société décente, s'oppose à l'approche purement juridique de la question sociale qui caractérise la démarche libérale. Chacun sait bien que l'égalité des droits est parfaitement compatible avec les inégalités de fait les plus indécentes. Mais ce primat philosophique de la common decency sur les impératifs formels du droit n'implique aucun mépris pour les garanties juridiques fondamentales. On peut tout à fait reconnaître le droit de chacun à défendre une opinion ou une manière de vivre particulières sans considérer pour autant que toutes les opinions et toutes les manières de vivre ont une valeur philosophique égale. Une société qui m'obligerait, par exemple, à avoir des enfants serait de toute évidence tyrannique. Mais je reconnais bien volontiers que ma décision personnelle de ne pas en avoir n'est pas universalisable sans contradiction. J'admets donc parfaitement que la société encourage, et privilégie sur le plan symbolique, des choix philosophiquement contraires aux miens, et qui sont effectivement plus conformes à la survie de l'humanité.
Vous êtes un peu méprisant pour la société bourgeoise et son idéal de tranquillité. Peut-être les Juifs chassés d'Espagne ou les paysans massacrés par Staline eussent-ils apprécié un peu moins de Vertu et un peu plus de relativisme culturel et politique. Le «moindre mal» n'est-il pas préférable au Mal absolu ?
Il vaut assurément mieux vivre dans l'Amérique de Bush que dans le Cambodge de Pol Pot ou la Corée de Kim Jong Il. En bon orwellien, j'accorderai aussi aux libéraux que la racine de toute entreprise totalitaire est incontestablement la volonté de soumettre les peuples à telle ou telle variante de la «tyrannie du Bien». Mais il est absurde de réduire par principe toute référence politique à des vertus morales partagées à cette seule perspective effrayante. Il faut distinguer à la suite d'Orwell, Camus ou Zygmunt Bauman, le sombre univers des idéologies morales, fondées sur une théorie de l'ordre naturel, de la volonté de Dieu ou du Sens de l'Histoire, voire sur une mystique de la race ou de la tribu et celui, beaucoup plus humain, de la common decency. L'idéologie morale se marie sans difficulté avec un mépris absolu de la loyauté, la bienveillance, l'entraide ou l'amitié. A l'inverse, dans la société décente qui était l'idéal des premiers socialistes, l'égoïsme, l'esprit de calcul et la volonté de dominer ou d'exploiter ses semblables ont une valeur morale nécessairement inférieure à la générosité, l'honnêteté, la bienveillance ou l'esprit de coopération. En ce sens il est faux de dire que toutes les manières de vivre se valent. L'égoïsme tranquille des libéraux est certes un moindre mal si on le compare à la volonté de puissance déchaînée des fanatiques du Bien. Mais une société égalitaire, solidaire et amicale, qui inviterait les hommes à donner le meilleur d'eux-mêmes, me parait toujours moralement supérieure et infiniment plus désirable.
Jean-Claude Michéa, L'Empire du moindre mal : Essai sur la civilisation libérale, Flammarion, 209 pages, 19€
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Cet entretien a préalablement été publié sur Causeur.fr.
Vendredi 28 Décembre 2007 - 00:01
Propos recueillis par Elisabeth Lévy
Source :
http://www.marianne2.fr
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28/12/2007
Est-ce au Parlement de ratifier le traité européen?
Si son adoption paraît inéluctable, la minorité d'élus opposés au texte ne désarme pas pour autant.
Le calendrier est arrêté: le projet de loi modifiant la Constitution française, préalable à la ratification du Traité de Lisbonne, sera examiné le 15 janvier par les députés, le 28 par les sénateurs. Puis direction Versailles, où le Congrès sera réuni le 4 février.
A l'Assemblée, les élus sont divisés entre convictions et pragmatisme, au-delà du clivage gauche/droite. A chaque évocation de la question dans l'hémicycle, les "référendum, référendum" se mêlent aux sifflets. Il y a ceux qui sont favorables à la procédure et au texte, ceux qui réclamaient un référendum mais approuvent le traité, et ceux qui s'opposent à la fois sur le fond et la forme:
Le PS l'avait promis durant la campagne présidentielle: s'il accède aux responsabilités, il soumettra le Traité de Lisbonne à référendum. Le résultat de l'élection étant celui que l'on connaît, c'est la promesse de Nicolas Sarkozy qui s'appliquera: le "traité simplifié" passera par la case Congrès pour être ratifié.
L'UMP ayant une large majorité au Parlement, l'issue du vote ne fait aucun doute. La quasi totalité de ses élus devraient dire oui comme un seul homme. Même si certains grimacent à l'idée d'assumer le fait de passer outre la consultation populaire. François Goulard est de ceux-là. Pour lui, "ce n'est pas entièrement satisfaisant", mais "l'Europe a besoin réellement d'avoir des règles de fonctionnement qui changent".
L'opposition réclame pour la forme un référendum
"Il faut être pragmatique." Le mot d'ordre est identique du côté des socialistes. Le Bureau national du parti l'a acté en novembre: la position officielle du PS est le oui au Traité de Lisbonne. Quant à la procédure d'adoption, "la question est légitimement posée", reconnaît Gaëtan Gorce, mais question légitimité, le Parlement l'est tout autant pour "ratifier les traités portant sur l'Union européenne".
Pour faire respecter leur promesse de campagne, les socialistes déposeront pour la forme le 15 janvier, avec les Verts et les communistes, une proposition de loi demandant la tenue d'un référendum. Pour la forme, car la majorité UMP-Nouveau Centre y est hostile, de même qu'un certain nombre de députés PS.
Insuffisant pour faire échouer la ratification parlementaire
La démarche de Gauche Avenir n'a de fait pas plus de chances d'aboutir. Le club de réflexion, qui rassemble politiques et penseurs de gauche, milite pour réunir la minorité de blocage nécessaire au Congrès -2/5e des suffrages- et faire échouer la révision de la Constitution française. Nicolas Sarkozy serait alors contraint de faire ratifier le traité européen par la voie référendaire. Or, il faudrait que l'ensemble de l'opposition plus quelques élus de droite votent non à Versailles, ce qui semble loin d'être acquis.
Devraient donc principalement s'opposer à la modification constitutionnelle, puis à la ratification du traité, les députés de la droite souverainiste, Nicolas Dupont-Aignan en tête, pour qui le passage du texte devant le Congrès est un "viol", ainsi que les élus de la gauche antilibérale, dont le communiste Maxime Gremetz, qui martèle: "Ce que le peuple a décidé, il n'y a que le peuple qui peut le défaire." Insuffisant pour contrarier la volonté présidentielle
Par Julien Martin (Rue89)
10:17 Publié dans Blog | Lien permanent | Commentaires (0)
20/12/2007
L'indépendance du Kosovo minerait l'équilibre européen
Par Jean-Pierre Chevènement, président d'honneur du MRC, président de la Fondation Res Publica, ancien ministre, tribune parue dans Le Figaro, mardi 11 décembre 2007.
Le Kosovo entend proclamer son indépendance, réclamer son entrée aux Nations unies, l'adhésion à l'Union européenne et des crédits qui vont avec. Volonté comprise de beaucoup qui se préparent déjà aux cérémonies de reconnaissance, aux embrassades, au grand concert avec chœur et trilles et à l'exécution de la 9e Symphonie de Beethoven. On comprend cette inclination devant le principe d'autodétermination et bien peu discuteront de l'issue d'un référendum sur une possible indépendance. Rien d'étonnant. La nature humaine est ainsi faite que si l'on consulte de par le monde d'innombrables groupes plus ou moins organisés, on enregistrera autant d'émouvantes aspirations à la sécession et à l'indépendance, d'autant mieux étayées qu'une puissance extérieure, disposant de quelques moyens, paraît déjà toute prête à vous aider.
La question est évidemment de savoir s'il convient de s'arrêter, et où. Faut-il indéfiniment encourager au fractionnement, aux divisions, à la scissiparité, célébrer la mise en place de nouvelles frontières, alors qu'au même moment on exalte le dépérissement des identités nationales et l'ensevelissement dans le grand tout ? La contradiction étant évidente, les réponses sont naturellement embarrassées et dépendent de l'air du temps. Là on pleure le policier victime d'un indépendantiste qualifié de terroriste et l'on défile pour l'unité nationale. Ici l'on crie à la répression ou à la ringardise patriotique.
Si, dépassant les humeurs, on s'inquiétait un peu du bien-être général, on rappellerait sans doute le vieux principe que l'intérêt des uns doit tenir compte de celui des autres. En l'occurrence, il importe qu'un peuple européen, animé par l'ambition qu'il estime très légitime de son indépendance, fasse attention aux préoccupations de paix et de stabilité, aussi légitimes également, de ses voisins. Il y va, très simplement, de ce qui avait été conçu, au lendemain de la chute du mur de Berlin, pour fonder l'ordre et la tranquillité de l'Europe.
Cet ordre, tel qu'il fut inscrit dans les textes des grandes conférences, notamment la Conférence de Paris, qui accompagnèrent la dislocation du bloc soviétique, était organisé autour du respect d'une vérité élémentaire : le respect des frontières existantes sauf à les modifier par consentement pacifique. C'est en application de cette idée-force, devenue vrai dogme des négociations européennes, que la frontière orientale de l'Allemagne demeure celle tracée par l'Oder et la Neisse, et que les anciens satellites de l'URSS ou républiques membres recouvrirent l'indépendance ou y accédèrent sans problèmes majeurs. La Tchécoslovaquie se divisa parce que les deux peuples constituant ce pays convinrent de se séparer amiablement, pacifiquement. La République fédérale yougoslave éclata en grande partie parce que les Occidentaux refusèrent que les Serbes puissent créer à l'intérieur de la Bosnie ou de la Croatie de nouvelles frontières englobant les communautés serbes homogènes. On fit, en revanche, prévaloir, contre l'avis de Belgrade, que les limites des anciennes républiques fédérées à l'intérieur de la Yougoslavie étaient des frontières justifiant d'être respectées comme telles. Et le Monténégro devint indépendant par accord de la Serbie.
Le cas du Kosovo est, chacun le sait, fort différent, car ce territoire n'a jamais été considéré comme une république fédérée et parce que la Serbie, qui y est attachée par de très profonds liens et symboles historiques, religieux, nationaux, n'entend pas s'en couper. De cette situation, de la force des principes qui avaient permis de régler pacifiquement la succession de l'URSS et qui avaient valu ensuite aux Croates, aux Slovènes, aux Macédoniens et aux Bosniaques le soutien international, les négociateurs européens, occidentaux et russes tinrent compte, lors du règlement de la guerre du Kosovo voici moins de dix ans. Autonomie substantielle. Respect de la souveraineté nationale de la République fédérale yougoslave, autrement dit respect des frontières. Tels étaient les principes d'un accord de paix conforme aux exigences immédiates du dénouement pacifique de la crise mais aussi aux principes fondamentaux de l'organisation de l'Europe. Va-t-on tout jeter bas ? Au risque, on le sait, de semer en Europe les germes de nombreuses sécessions, en Bosnie, Géorgie, Moldavie, etc., au risque, au-delà de l'Europe, de donner un singulier exemple qui fera réfléchir Marocains, Indiens, Indonésiens et nos excellents amis canadiens…
Souhaite-t-on vraiment se donner un nouveau prétexte de solide et bonne brouille avec la Russie ? On peut penser tout ce que l'on veut du régime russe mais les dernières élections tendent à prouver que celui-ci est assez solidement installé. Faut-il lui offrir l'occasion d'ajouter à la confusion en choisissant la Serbie pour théâtre d'une éventuelle réplique stratégique au déploiement éventuel d'un réseau américain d'armes antimissiles ? Ou bien convient-il, comme le font assez habilement les Allemands, de continuer de discuter avec la Russie le plus raisonnablement et froidement possible ? Il se trouve que le dossier du Kosovo est précisément celui sur lequel travaillent depuis longtemps, en relative intelligence, les trois acteurs : États-Unis, Union européenne et Russie. C'est même l'un des très rares sujets de politique étrangère où l'Union européenne, en tant que telle, fonctionne réellement sur un pied de stricte égalité avec Moscou et Washington.
N'est-il pas l'heure plutôt pour tous ceux qui, quels que soient leurs credo, souhaitent que la voix de l'Europe soit entendue, d'encourager ses négociateurs à poursuivre la discussion avec la Russie sur la formule la plus propice (il y a mille combinaisons possibles) à satisfaire la volonté d'autonomie et de vivre ensemble des Kosovars, sans qu'une excessive prétention à un siège indépendant à l'ONU, et pis, que l'établissement d'une nouvelle frontière vienne miner encore plus la base de l'équilibre européen ?
Mardi 11 Décembre 2007
Jean-Pierre Chevènement
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12/12/2007
Incroyable : quatre pays peuvent faire capoter le «Traité simplifié»
Tout le monde fait comme si le Traité de Lisbonne était déjà adopté. En réalité, l'Irlande, l'Angleterre, le Danemark et la Belgique peuvent le faire capoter.
« Promis, on ne fera pas de référendum », ont juré, la main sur le cœur, Français, Hollandais et Tchèques durant la négociation du traité de Lisbonne en juin dernier. Nicolas Sarkozy est alors rentré à Paris annoncer que le nouveau traité européen serait adopté avant la fin de l'année 2007. Outre le fait qu'il avait totalement oublié que la procédure parlementaire française l'empêcherait de tenir ce délai, le nouveau Président avait négligé que, selon le principe d'unanimité en vigueur en Europe sur les traités, le rejet du texte par un seul Etat membre invaliderait tout le processus. Or, quatre pays pourraient poser des difficultés. Selon des sources proches des autorités européennes, la France, qui présidera l'UE à partir de juin 2008, préparerait déjà son argumentaire pour éviter les impairs.
Irlande : un référendum gagné d'avance ?
Seul pays recourant au « référendum obligatoire » pour les affaires européennes, l'Irlande a déjà par le passé rejeté le traité de Nice, en 2001. Bien que l'UE ait été l'un des principaux artisans du « miracle irlandais », un sondage paru dans l'Irish Times du 5 novembre 2007 marque le désintérêt de la population pour le traité… pour le moment ! L'enquête donne 25% des personnes interrogées pour et 13% contre avec une majorité écrasante de 62% d'indécis. « Les Irlandais sont capables de dire « non » quand ils le pensent, explique Dennis Mc Shane, ancien secrétaire d'Etat aux Affaires européennes anglais. L'Irlande de 2007 n'a rien à voir avec la France de 2005 : ils sont en plein boom économique, les syndicats sont favorables à l'Europe et il n'y a pas de Laurent Fabius ! »
En apparence, toutes les conditions semblent réunies pour que le « oui » l'emporte, sans compter que la quasi totalité des partis politiques sont euroenthousiastes. Mais certains éléments laissent planer un doute quant à l'issue du vote. La date de scrutin n'a pas encore été arrêtée par le gouvernement et, selon le site d'information européen EurActiv, le gouvernement travaillerait très sérieusement à garantir l'adoption du traité. Pierre Moscovici et Frans Timmermans, ministre délégué aux Affaires européennes hollandais, ont même fait le déplacement jusqu'à Dublin pour expliquer aux députés ce qu'il en avait coûté à leurs pays respectifs de dire « non » au Traité constitutionnel européen en 2005. Ann Cahill, correspondante à Bruxelles du Irish Examiner, note, entre autres arguments, que la côte de popularité du gouvernement et de son chef, Bertie Ahern, est en baisse, ce qui ouvrirait à la voix à un vote sanction : « la croissance ralentit et les Irlandais commencent à se plaindre des étrangers, notamment ceux venus d'autres pays de l'UE, qui représentent aujourd'hui 12% de la population active. »
En France, le « cas irlandais » est observé de près. Nicolas Dupont-Aignan, président de Debout la République et ferme adversaire du traité de Lisbonne compte sur les Irlandais : « si rien ne se passe en France, ils peuvent encore faire la différence. » Aidé par le groupe souverainiste européen Indépendance et Démocratie, il compte aller faire campagne à Dublin pour le « non », comme d'autres partisans du traité iront encourager le « oui ». Une mobilisation qui rappelle celle du référendum sur le traité de Nice… que les Irlandais avaient rejeté en 2001.
Angleterre : le seul Etat membre foncièrement noniste
Le voisin de l'Irlande est pour sa part dans une situation particulière : ne s'étant pas arrêté sur le mode de validation du traité de Lisbonne, il peut encore décider d'opter pour le référendum. Le mode d'adoption dépendra en grande partie du résultat du vote irlandais. Mieux vaut dire « non » après Dublin que de recevoir le bonnet d'âne pour avoir stoppé le processus de ratification en s'en remettant aux urnes. Car le Royaume-Uni a cela de particulier que non seulement l'opinion est traditionnellement contre la montée en puissance de l'Europe mais aussi la majorité de sa classe politique ! « Même les médias sont pour le non », souligne Christophe Beaudoin, président de l'Observatoire de l'Europe après le non. Cette situation met le Premier ministre, Gordon Brown, dans une situation délicate : alors qu'il bénéfice de moins en moins du soutien de l'opinion, l'opposition conservatrice le pousse à organiser un référendum… pour lui donner la responsabilité de son éventuel échec !
Belgique : petit souci de gouvernement provisoire
Si la Belgique a pris l'option parlementaire, c'était avant le début de la crise qui l'a privé de gouvernement. L'arrivée d'un cabinet provisoire mené par Guy Verhofstadt, l'ancien premier ministre, ne fait que déplacer la question : en droit constitutionnel, un gouvernement provisoire ne peut en effet traiter que des questions relevant des « affaires courantes ». D'où le débat qui, depuis le retour en fonction de Verhofstadt, agite les pages du quotidien Le Soir : l'adoption d'un traité européen est-elle une affaire courante ? Entre juristes, la bataille fait d'autant plus rage qu'un précédent existe : le 2 février 1992, le traité de Maastricht fut signé alors que le gouvernement issu des élections du 24 novembre 1991 n'avait pas été formé. La situation est ici sensiblement différente dans la mesure où ce n'est pas le délai de formation du nouveau gouvernement qui retarde la mise en place d'un cabinet mais une crise politique majeure qui empêche tout accord. Dans ce cas, il serait presque plus simple de passer par un référendum, les Belges étant considérés comme les plus euroenthousiastes de l'Union !
Danemark : la possibilité d'un référendum
Un rapport a aujourd'hui été rendu par le ministre de la Justice sur le traité de Lisbonne, assurant que ce dernier ne menaçait pas la souveraineté de ce pays qui avait déjà refusé la première version du traité de Maastricht (avant d'en accepter une version amendée). Mardi 11 décembre, le Premier ministre annoncera le mode de scrutin retenu. Les élections législatives du 13 novembre dernier n'ont donné lieu à aucun débat sur la question européenne : la majorité libérale conservatrice est en effet aussi favorable au traité de Lisbonne que les socio-démocrates et les socialistes. Hormis un excès de confiance qui pourrait pousser le Premier ministre à choisir l'option référendaire, il est peu probable qu'il prenne le risque.
Car, depuis 2005, le « complexe du référendum » plane sur tout ceux qui osent approcher la voix des urnes, confie-t-on dans les instances européennes. « C'est un outil de déstabilisation politique terrible : tous les Etats membres et partis politiques tomberaient à bras raccourcis sur un gouvernement qui ramènerait le « non » en Europe. » Ainsi que sur le très présomptueux Président français qui a fait de l'adoption du traité une héroïque geste pour se démarquer de « l'échec européen » de Chirac.
Sylvain Lapoix
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05/12/2007
Réintégrer l'OTAN nous fragiliserait.
Certains prêtent au président de la République l'intention de réintégrer l'OTAN. La France est le deuxième contributeur en forces dans les opérations de l'OTAN, le troisième financier de l'organisation. Elle participe à la force de réaction rapide de l'OTAN et à son groupe de transformation à Norfolk en Virginie. Notre pays est donc extrêmement présent dans l'Alliance. Il s'abstient simplement de participer à la chaîne de commandement permanent et au groupe de planification nucléaire. Le pas pour l'intégration totale est donc techniquement, organiquement, financièrement simple à franchir. Serait ainsi refermée la parenthèse historique ouverte en 1966 par le Général de Gaulle.
Les partisans de la réintégration dans l'OTAN se divisent en trois écoles distinctes. Les atlantistes, tout d'abord, qui pensent qu'il y a un bloc occidental homogène et un seul chef : les Etats-Unis. Militants d'un Occident maître du monde qui illuminerait les peuples de la planète de l'exemplarité de son mode de civilisation. Ce rêve du monde mono-polaire, encouragé par la chute du mur de Berlin, a rencontré en George Bush un de ses avocats les moins nuancés. Poussée à son extrême, cette logique aboutit évidemment au choc des civilisations et à la guerre.
Les cyniques naïfs, ensuite, qui estiment que les dépenses militaires sont inutiles et se réjouissent que d'autres veuillent assurer leur sécurité à leur place : le parapluie nucléaire américain, gage d'économie dans les dépenses de défense. Ce raisonnement proche de la démission, largement répandu dans les pays de l'Europe du Nord, les pays neutres ou sortis du communisme, adopté par les pacifistes de l'ouest européen est fondé sur la croyance aveugle dans le déclenchement automatique de l'article 5 qui verrait l'Amérique entrer en guerre dès qu'un pays de l'Alliance serait menacé. Il fait l'impasse sur une divergence des intérêts américains et européens ou sur le retour cyclique de l'isolationnisme aux Etats-Unis.
Enfin, certains partisans de la construction de l'Europe de la défense, désireux de montrer qu'il n'y a ni incompatibilité ni concurrence avec l'OTAN, souhaitent augmenter le poids du pilier européen dans l'Alliance et utiliser l'éloignement des Etats-Unis vers le Golfe persique pour récupérer cet outil organisationnel et technique performant. L'Europe prendrait ainsi toute sa place au fur et à mesure que les Américains s'en désengageraient : "La sécurité de l'Amérique ne passe plus par Berlin."
Cette façon d'approcher les choses, qui a pu être la mienne, poursuit trois rêves : le rêve de l'unité de l'Europe, celui de sa volonté d'autonomie et celui d'un équilibre équitable face au puissant allié américain.
Aujourd'hui la situation est différente, rendant caducs bien des raisonnements qui ont structuré le débat de la réintégration de la France dans l'OTAN. Tout d'abord, la mondialisation progresse rapidement, bouleversant les échafaudages institutionnels et les rigidités. Chaque crise montre son originalité et la nécessité de réponses adaptées qui ne correspondent jamais aux schémas préétablis.
Au lendemain du 11-Septembre, par exemple, la première réaction américaine a été de refuser poliment l'aide de ses alliés de l'OTAN. Les choses étaient trop sérieuses pour que l'Amérique alourdisse son dispositif opérationnel en Afghanistan par la présence de troupes non-américaines. Pour Bush, l'OTAN devait rester à sa place de simple supplétif. Il fit la faute de laisser, au départ, l'Amérique seule. L'incompréhension de ses alliés, spécialement britanniques, fut totale. L'OTAN dans sa conception traditionnelle d'alliance de défense est sans doute morte ce jour là.
Dans l'esprit du président américain, l'Alliance devait servir à tout autre chose, il lui fallait donc en changer la nature. Tout d'abord, élargissement de la compétence géographique de l'Alliance. En Afghanistan les alliés furent conviés à prêter leur concours à la lutte contre Al Qaïda. Ils ont tous répondu présent, nos forces spéciales allant jusqu'à prêter main forte à leurs homologues américains près de la frontière pakistanaise. Le terrorisme a donc attiré l'Alliance, pour la première intervention de son histoire, bien loin du centre Europe. Les demandes américaines d'impliquer l'OTAN dans d'autres théâtres éloignés se multiplièrent, tentant de mondialiser le périmètre de compétence de l'Alliance.
Le président américain souhaite également élargir au monde occidental la liste des partenaires de l'ancien traité de l'Atlantique Nord. Il s'agirait, officiellement ou non, d'ajouter le Japon, l'Australie, Israël, voire la Corée du Sud aux membres actuels pour former un vaste outil d'influence planétaire de l'Amérique marginalisant les insoumis.
Enfin, le président américain a affiché la volonté de doter l'Alliance de nouvelles compétences civiles pour les périodes post guerre. Cette nouvelle compétence de l'Alliance est présentée comme l'outil de la reconstruction et du redressement économique au lendemain d'une intervention. Les Etats-Unis se réservant la gestion des éléments fondamentaux de l'économie locale, pétrole, communication, industrie, laissant aux autres pays le social, la sécurité, les droits de l'homme, etc.
Le souhait simultané d'une globalisation géographique, d'une multiplication des partenaires et d'un élargissement aux compétences civiles est le signe d'une volonté de mutation de l'OTAN, d'alliance de défense en alliance politique face au monde non encore occidentalisé.
En fait, le danger pour la France résiderait dans la simultanéité des deux signaux : celui d'un fort rapprochement avec Washington, et celui d'une réintégration dans l'OTAN. L'un ou l'autre sont possibles, les deux à la fois seraient dommageables. L'énorme capital de sympathie que la France s'est tissé dans le monde par cinquante ans de politique étrangère serait rapidement dilapidé si notre influence se réduisait à celle d'un nouveau supplétif d'une Amérique qui n'en manque pas. L'évolution du monde offre heureusement à la France d'autres perspectives.
Mitterrand et Chirac, qui avaient une posture très indépendante et une vraie capacité de dialogue avec tous les pays du Sud, pouvaient se permettre un rapprochement avec l'OTAN. Ils l'ont fait, Mitterrand en réintégrant doucement certaines structures militaires, Chirac en cherchant à négocier des postes clé dans l'organisation. Constatons qu'Anglais et Allemands ne se sont pas empressés de céder postes et influences. Tout le monde reproche à la France de ne pas en être, chacun en craint l'arrivée.
La construction de l'Europe de la défense tient aux Européens eux-mêmes. Ceux qui la veulent n'ont pas d'argent, ceux qui ont de l'argent n'en veulent pas. Modifier cet état de chose est le vrai défi, demander une bénédiction américaine est inutile.
Aujourd'hui le président Sarkozy envoie des messages très forts vers Washington, modifiant nettement notre positionnement par rapport à la Russie, la Palestine, l'Iran et bien d'autres. Ces signaux sont perçus par ces peuples et érodent la capacité de médiation de la France. Cela affaiblit le président lui-même dans sa légitime volonté d'influence internationale. D'autres savent mieux que nous jouer le rôle d'allié privilégié de l'Amérique. La France vaut mieux que cela.
Jean-Michel Boucheron est député (PS, Ille-et-Vilaine), rapporteur du budget de la défense à la commission des affaires étrangères.
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