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16/07/2007

Le royaume et l'Empire (dernière partie)

IV) L'Empire contre-attaque

On a dit parfois que l'Europe, celle du traité de Rome ou de Maëstricht, était une idée française.

On veut dire par là que la diplomatie française espérait arrimer la R.F.A. à ses intérêts. On proposait à l'Allemagne, nain politique et déjà grande puissance économique, de la dédouaner de son récent passé hitlérien et de la protéger derrière le parapluie nucléaire français. Il y a une trentaine d'années, l'idée pouvait paraître pertinente; encore que l'Allemagne fédérale a toujours préféré la protection américaine à l'aventure d'une troisième voie française. Mais aujourd'hui, face à une Allemagne réunifiée de 80 millions, en position économique et géopolitique centrale au sein d'une Europe qui a fortement dérivée vers l'Est, la France semble plutôt en dépendance qu'en mesure de dicter quoique ce soit à la grande Germanie.
Mais c'est dans un autre sens que, hélas peut-être, l'Europe est une idée française.

On vitupère souvent contre "l'Europe des technocrates", on regrette le peu d'intérêt de l'opinion publique pour les institutions européennes et ce, malgré une politique de communication qui n'a jamais manqué ni d'un important financement, ni du soutien de la classe politique ou des médias.

Il est vrai que les institutions européennes traduisent presque parfaitement l'idéal technocratique de Saint-Simon: "remplacer la gouvernement des hommes par l'administration des choses". Dès le départ, l'Europe apparaît comme une série d'abstractions pâlotte, des sigles les plus insignifiants possible : C.E.C.A., C.E.D., C.E.E., objets abstraits, signalétiques, et surtout pas symboliques. Des machins comme disait le Général de Gaulle, comme l'O.N.U., le G.A.T.T., les conseils d'administation de holding ou les sous-directions de je ne sais quel ministère. Rien qui puisse faire rêver, rien d'organique, rien de charnel.

Quand les hiérarques européens, pour nommer l'Unité de Compte Européen, par hasard évoquent involontairement un concept à connotation historique comme l'ECU, ils se rétractent et adoptent une dénomination plus neutre: l'EURO (nous avons paraît-il échappé à l'euromark). Comme l'a fort bien remarqué Max Gallo (Le Monde 19/12/1996): "Il n'a pas été possible de faire figurer sur ce billet...un seul vrai monument européen, ni le Grand Canal, ni Versailles ou Notre-Dame, ni le château de Louis II de Bavière, ni les façades d'Amsterdam. On a inventé une architecture "virtuelle", qui n'a jamais existé."

Une Europe sans histoires (et donc sans l'Histoire); une Europe sans passion. Sans souffrance, sans tragique, mais sans lyrisme : aucun désir ne vient perturber la grisaille institutionnelle de cet O.P.N.I. (Objet Politique Non Identifié). On comprend la bourde des américains d'avoir nommé Eurodisney le parc des petits Mickeys. Le concept est mauvais et il vaut mieux payer très cher pour tout rebaptiser Disneyland Paris. Paris, c'est au moins quelque part.

Pour la première fois dans l'Histoire, on allait voir se construire un ensemble politique entièrement fondé sur ce que Max Weber appelait "la légitimité rationnelle légale". Jamais une construction politique n'a tant ressemblé au modèle du contrat social, celui auquel rêvaient tous les "bons sauvages" et autres "Hurons" des salons français du XVIIIme siècle. Enfin, des individus, débarrassés des préjugés et autres aliénations liées aux conditionnements historiques parviennent à accéder à la rationalité, à la volonté générale, c'est-à-dire à la volonté du général. Les jacobins avaient dû mener de violents combats pour interdire toutes les particularités historiques communautaires, parlements provinciaux, corporations, jurandes, congrégations ou autres langues provinciales. L'Europe se bâtit directement sur les abstractions de la philosophie des lumières. Aussi n'est-ce que par antiphrase que les institutions européennes ont pu pour un temps, être nommées "communauté".

Bien sûr, on peut s'interroger sur la stabilité et la continuité de ce zombie de la politique fondée sur une utopie aussi décharnée. On comprend que l'on puisse mourir pour sa Foi, pour son Roi, sa Patrie, sa Famille ou son Honneur; on a même pu mourir pour un drapeau. Mais qui accepterait de se sacrifier pour le traité de Maästricht ou pour la défense des institutions bruxelloises? Tant que ça n'est pas éprouvé, ça va, mais à la première tempête que restera-t-il du château de cartes laborieusement construit par tant d'érudits constitutionnalistes?

Il en est de cette Europe comme du Volapuck, de l'Espéranto et des 200 langues artificielles inventées depuis le XVIIIème siècle "pour que les hommes se comprennent enfin". Pour que la langue qui abolira la malédiction de Babel soit la langue de tous, il importe qu'elle soit d'abord la langue de personne. D'où le caractère arbitraire, sous couvert de rationalité, de la fixation des racines du lexique ou des règles de la syntaxe. Mais on constate que très vite, les disciples entrent dans une relation oedipienne avec le fondateur. A un usage arbitraire, on peut toujours substituer un autre usage que la faiblesse humaine trouvera toujours meilleur puisqu'il est susceptible d'illustrer celui qui le propose. C'est ainsi qu'au Volapuck succède un Volapuck-bis et un Volapuck-ter et que la langue qui était faite pour communiquer avec tout le monde a pour destin de ne communiquer avec personne.

Pourtant il serait possible de sortir le projet européen de ces utopies fantomatiques de la philosophie française des Lumières. L'histoire de l'Europe ne manque pas d'événements qui pourraient servir de mythe fondateur. Mais ils présentent de sérieux inconvénients surtout pour nous autres Français et sont susceptibles de diviser autant que d'unir.

On pourrait par exemple s'appuyer sur le thème de la vieille culture indo-européenne (au risque de chagriner les basques, étrusques, hongrois et autres finnois), mais au-delà de quelques érudits comme Dumézil, l'idée a trop été marquée par les nazis.

L'Empire romain ? Cela ravirait les héritiers des Gibelins, en Italie ou ailleurs. Mais cela concerne tout le monde méditerranéen et en rien l'Europe du nord.

Il y aurait bien des raisons d'enraciner l'Europe dans la Chrétienté: la structure épiscopale a maintenu un semblant d'administration lors de l'effondrement de l'Empire romain, les ordres monastiques, les bénédictins au premier rang, ont établi une certaine unité spirituelle et intellectuelle dans l'anarchie et les replis locaux du haut Moyen-Age, les pélerinages (Saint Jacques de Compostelle, Jérusalem) ont relancé la circulation des personnes, et la Papauté a longtemps joué un rôle d'autorité spirituelle commune. L'aventure des Croisades, celles du Proche Orient, celles de la Reconquista fondatrice de l'Espagne et du Portugal, celles des chevaliers teutoniques au nord, pourraient donner ce supplément d'héroïsme qui manque tant à notre construction marchande et technocratique. Mais la Chrétienté s'est brisée lors de la Réforme, et dans nos sociétés "séculières", on voit mal comment ce thème pourrait servir de mythe fondateur; sans compter l'opposition résolue de tous les adeptes d'une laïcité de combat.

L'Europe des cours où tout le monde parlait français, celle des alliances dynastiques, des moeurs policées et des guerres en dentelles a disparu au XIXme siècle avec la Sainte Alliance, sous les coups du principe des nationalités propagé -au dépens des intérêts français-, par la France révolutionnaire et les deux Napoléon dont la funeste politique parvint à réaliser l'unité politique des Allemands.

En outre, et plus profondément, la politique capétienne s'est toujours exercée contre les tentatives d'instauration d'Empire européen que ce soit celle du Saint Empire othonien ou celles de la Maison de Habsbourg.

Qui en France connaît la date où les Turcs furent repoussés de Vienne? Comment fêter avec les autres peuples d'Europe la grande victoire de Lépante? L'histoire scolaire ne nous a pas transmis ces références pour la bonne raison qu'à l'époque Charles IX était l'allié des Turcs comme plus tard, Richelieu fut l'allié des princes protestants contre la Maison d'Autriche?

Toute l'existence de la France suppose un travail systématique de lutte sourde ou ouverte contre la mise en place d'une hégémonie impériale en Europe. C'est pourquoi, l'Europe que prétend promouvoir les gouvernements français est si ectoplasmique. Le contraire amènerait à révéler la contradiction entre deux traditions antagonistes en Europe, celle de l'Empire et celle du Royaume.

Au fond, si l'on voulait que l'Europe soit autre chose qu'un espace de transactions, (mais qui le veut vraiment ?), alors il faudrait probablement faire resurgir la figure du Saint Empire Romain Germanique.

Mais il faut bien reconnaître pour le regretter ou non, que le Saint Empire est resté un rêve, rêve qui hante l'Occident plus qu'il n'en a modelé la destinée. Cet échec relatif s'explique par la faiblesse du fédérateur temporel interne (les souverains élus restent trop tributaires des grands électeurs pour pouvoir s'opposer durablement aux ambitions centrifuges), la division du fédérateur spirituel (la cassure de la Chrétienté), mais aussi parce que cet Empire a été contenu dans son expansion.

-Contenu à l'Est par le monde orthodoxe: aujourd'hui encore, les Serbes limitent la stratégie d'expansion germanique qui se traduit par la reconnaissance et le soutien de la Slovénie et de la Croatie.
-Contenu à l'Ouest par un Royaume dont la politique étrangère pendant des siècles a visé à empêcher la réalisation de l'Empire.

La faiblesse actuelle de la Russie et de la France permet de craindre, pour un temps le retour de l'idée impériale...
On peut vouloir la constitution d'une Europe supranationale, on peut vouloir persévérer dans l'identité française, mais on ne peut vouloir les deux. Entre l'Empire et le Royaume, il faut CHOISIR.


Michel MICHEL
sociologue, maître de conférence
à l'Université de Grenoble II

15/07/2007

Le royaume et l'Empire (cinquième partie)

III) Que resterait-il de la France sans Etat souverain ?

Les Flamands n'ont pas grand-chose à perdre avec l'Europe, les Polonais peuvent espérer mieux subsister dans un vaste conglomérat que partagé entre la Prusse, la Russie et l'Autriche.
L'identité des Sardes, des Grecs, des Hongrois ou des Irlandais s'est maintenue sous la domination piémontaise, turque, autrichienne ou anglaise, pourquoi ne parviendrait-elle pas à se maintenir au sein de l'Empire européen? Et tant mieux si l'on profite un peu de la manne bruxelloise accordée aux contrées sous-développées...

La réalité ethnique est dôtée d'une force organique qui lui permet de tolérer des formes d'organisation politique les plus diverses. La "Germanie", tant est évidente la fraternité (les germains c'est-à-dire les frères) les liens de sang et de langue s'est maintenue sans Etat spécifique jusqu'en 1970. Jusqu'à ce que la France, au XIXème siècle veuille dans sa passion idéologique exporter le principe de l'Etat-Nation qui lui avait si bien réussi.

Les grandes cités peuvent même trouver quelqu'intérêt à ne dépendre que d'un Etat assez lointain pour ne pas trop les contraindre: un Milanais restera Milanais, qu'il soit rattaché à l'Italie, à la Padanie, ou à quelque Empire européen.

Italiens ou Allemands n'ont pas grand-chose à sacrifier en acceptant de voir transférer à un Etat supranational une souveraineté qui ne date au fond que de quelques dizaines d'années. Ne parlons même pas des Tchèques, des Maltais ou des Biélorusses...L'Etat Belge a été créé par un compromis entre l'Angleterre et la France, il ne trouve sa légitimité que dans l'utilité des services qu'il peut rendre à ses habitants, et n'importe quelle autre puissance publique ne sera-t-elle pas aussi légitime si elle parvient à rendre des services équivalents ?

Mais au milieu de ces Etats fonctionnels et de ces ethnies, la France apparaît comme une communauté non ethnique, un Etat-Nation paradoxal. La nation française, à l'évidence, n'est pas une ethnie; et plutôt que de parler du peuple français, ne devrait-on pas parler des peuples de France: celtes, gallo-romains, germaniques, catalans, basques, corses, arvernes, ligures ou flamands...

La France n'est même pas une langue; même si le français est le bien commun des Français. D'abord parce que ce bien commun, les Français le partagent avec bien d'autres peuples plus ou moins partiellement francophones. D'autre part, l'unification linguistique n'est qu'une réalisation tardive due en grande partie au jacobinisme de la république qui s'acharna méthodiquement contre les langues provinciales qu'elle jugeait menaçantes pour l'unité d'une nation qui avait perdu son fédérateur historique. Or ces langues provinciales, breton, occitan, flamand, basque, corse ou catalan c'est aussi le patrimoine de la France...

La France n'est pas une unité ethnolinguistique; elle ressemble par ce trait à la Suisse, fédération de peuples et de cultures. Dans ces deux cas, il s'agit d'un rassemblement politique dont la cause réside dans un fédérateur. Fédérateur externe pour la Suisse, -il s'agit d'échapper à l'emprise des Habsbourg-, fédérateur interne pour la France: l'Etat capétien.
Si le jardin de France est l'oeuvre d'art de la dynastie capétienne, il n'y a pas de raison de penser que la diversité des essences puisse nuire à ce jardin.

Cependant la France n'est pas qu'un Etat, c'est aussi une Nation; non une ethnie, mais un ensemble de peuples que des siècles d' histoire commune, un héritage plutôt heureux, ont progressivement transformé en une communauté de destin originale.

La France est le type même de l'Etat-Nation: Etat coïncidant avec une communauté humaine, communauté rassemblée et modelée par cet Etat comme un jardin longuement amendé devient différent des terres qui l'environnent.

L'illusion, d'abord celle des Français facilement portés à théoriser et à universaliser leur propre situation, puis celle de ceux qui ont voulu à toute force les imiter, a été de vouloir normaliser et exporter l'exception française: on sait les ravages provoqués par le principe des nationalités au XIXème siècle, le démantèlement de l'Empire Austro-Hongrois au début du XXème, et l'on peut douter de la pertinence d'Etats souverains comme la République Centrafricaine ou celle de Bosnie...Mais on a réussi à faire croire que la dignité des peuples ne pouvait se passer de ces fantômes de souveraineté et de ces apparences d'Etats...

Certes, il y a au composé français une base que je me garderais bien de mépriser et dont l'identité éthno-culturelle doit être, elle aussi, respectée: pour caricaturer celle des Franchouillards à béret basque et à baguette de pain sous le bras qui peuvent dire: nos ancêtres les Gaulois. Dans cet ensemble peuvent s'insérer, parfois dans la douleur, des minorités que les hasards de l'histoire ont amené sur notre sol: arméniens, juifs, habitants des Territoires d'Outre-Mer, immigrants de anciennes colonies ou d'ailleurs. L'assimilation de ces minorités dépend de nombreux facteurs dont les moindres ne sont pas la santé des communautés préexistantes qui forment la société française et l'existence d'une identité française nette qui ne saurait se maintenir en l'absence d'un Etat souverain.

Faute de vraies communautés historiques de référence, et pour nous Français de notre Etat-Nation, il y a fort à parier que dans un magma "européen", les plus démunis ne chercheront leur salut que dans les identification les plus frustes. Faute d'être Béarnais ou même Français, on se retrouvera, comme aux U.S.A.: Blacks, Beurs, Juifs, Chinois ou comme on dit là-bas Caucasiens.

14/07/2007

Le royaume et l'empire (quatrième partie)

II) Le Français est un jardinier

C'est à Prague, dans cette ville de religion catholique, hussite et longtemps juive (le Golem), largement ouverte aux influences germaniques, où l'on parle une langue slave, dont la transcription en écriture latine est illisible pour les étrangers, c'est dans ce melting pot où pourtant s'affirme une forte identité, que j'ai compris ce qu'aurait pu être l'Europe.

Sous l'Empire, cette cité marchande a connu sa plus grande prospérité, sous la protection des Empereurs germaniques et particulièrement des Habsbourg. Si l'on fait abstraction des cruelles guerres de religion, les Tchèques pouvaient renoncer à la souveraineté d'un Etat-Nation autonome qui ne leur a guère porté bonheur, pour tenter de prospérer dans le cadre d'un vaste marché protégé, sous la protection tutélaire d'un Etat impérial plus ou moins lointain.

Au fond, on peut comprendre que les héritiers des cités marchandes du nord de l'Italie, celles de l'ancienne Lotharingie, des Flandres ou de la ligue Hanséatique puissent rêver d'une nouvelle forme d'Europe impériale leur assurant, pour un minimum d'allégeance, la liberté de circulation des personnes, des idées et des biens , valeur qui a toujours été la source de profits des marchands.

Mais nous autres Français... Notre prospérité et notre gloire, de Bouvines à Valmy, résulte au contraire de notre tendance à nous porter aux frontières pour assurer l'intégrité du Pré carré.

La France est un creuset visant à fondre (ou tout au moins à fédérer) les peuples et les cultures présentes sur ce sol ... La France n'est pas un carrefour un simple lieu d'échanges et de passage. Si elle accepte les influences les plus diverses c'est pour les fixer, les assimiler, les nationaliser. Sinon elle rejette avec violence les partis arabes (Charles Martel), anglais (Jeanne d'Arc), espagnols(Henri IV), les Concini et autres prussiens ou Kollabos qui pourraient mettre en cause sa souveraineté. L'Eglise de France qui de la Sorbonne prétend donner des leçons à toute la Catholicité et n'ayant pas réussi à fixer la Papauté en Avignon, ne supporte pas que Rome régisse ses affaires intérieures. D'où les perpétuelles résurgences du gallicanisme, de Bossuet à Galliot.

Quand les Français s'aventurent dans des contrées lointaines, c'est avec l'idée de retour . Henri III roi élu de Pologne abandonne sans hésitation sa charge, dès que le trône de France est vacant; les "barcelonnettes" ou les basques, fortune faite, au Mexique ou ailleurs, rentrent au pays. Les Français émigrent peu et même dans les colonies de peuplement, comme au Canada ou en Algérie, ils restent beaucoup plus attachés à la Métropole que les colons anglo-saxons. Le petit de Fanny n'est pas vieux lorsque Marius revient à Marseille après une bien courte fugue.
"Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... et puis s'est revenu plein d'usage et raison vivre entre ses parents le reste de son âge" Et l'on pourrait multiplier les chanson du répertoire populaire qui font écho aux vers de Joachim du Bellay des falaises de Paimpol et des paimpolaises que murmure le pêcheur breton sombrant au large de l'Islande à Revoir Paris d'Edith Piaf. Certes tous les exilés ont chanté la nostalgie de leur pays d'origine, mais le Français semble avoir le mal du pays avant même d'en être parti.

En son Analyse spectrale de l'Europe parue en 1928, Hermann von Keyserling l'avait bien compris, le Français est un jardinier; il arpente son domaine avec trop d'intérêt pour accepter de l'abandonner.

Comme un paysan il est soucieux des bornes de sa propriété. Au point même de se persuader que les frontières de ce pays artificiellement (c'est-à-dire par art) rassemblé par un Etat étaient des frontières naturelles. La Pologne, l'Allemagne ont pu au cours de l'histoire errer sur des aires géographiques aléatoires, se translatant au hasard des guerres sur plusieurs centaines de kilomètres; la France n'a pas pu supporter l'amputation de l'Alsace et du nord de la Lorraine et pendant quarante ans, après 1870, les Français sont restés obsédés par la ligne bleue des Vosges, comme un amputé sur son membre fantôme. Les frontières de la France ont une importance imaginaire sans mesure avec les limes d'un empire, zones incertaines où s'atténue et s'éteint la puissance de l'Etat, territoires confiés aux barbares pour contenir d'autres barbares, états vaguement vassaux, peuplades assujetties au tribut lorsqu'on possède suffisamment d'énergie pour aller l'exiger... Aussi n'est-il pas étonnant que, malgré les accords de Schengen, la France n'accepte pas de renoncer aux contrôles de ses frontières.

Le Pré carré est curieusement devenu Hexagone, mais, quoiqu'il en soit, la France reste associée à une figure fermée, au caractère archétypal. En France, le droit du sol a prévalu sur le droit du sang. C'est cette terre bien délimitée, sacrée, c'est-à-dire coupée par des frontières du monde profane, c'est cette terre qui fait le français.

Les Compagnons du Devoir et les coureurs cyclistes font leur Tour de France, c'était également le cas des rois capétiens jusqu'à Louis XIV; et l'opinion reprocha beaucoup à Louis XV et à Louis XVI de ne pas accomplir ce rite. Le Tour de France, comme on fait le tour du propriétaire; et, même s'il arrive de faire quelque incursions dans les contrées voisines, c'est comme pour mieux définir les contours des frontières de notre pays.

On parle aussi du jardin de France. Tout jardin vise à retrouver le jardin d'Eden en rassemblant sur un seul lieu toutes les espèces végétales comme l'arche de Noé rassembla toutes les espèces animales. Le jardin japonais prétend surprendre la grâce de l'instant, le jardin persan, veut combler la félicité des sens, le parc à l'anglaise expose le charme d'une nature pacifiée, la forêt allemande (le chevalier et la mort de Dürer, le roi des Aulnes de Schubert) exalte la volonté de celui qui la pénètre.
La caractéristique du Jardin à la française, c'est que la nature y est maîtrisée - mais non abolie-, par une raison que d'aucun diraient cartésienne, et que je préfère qualifier de pythagoricienne ("que nul n'entre ici s'il n'est géomètre").

Si la terre est l'objet d'une passion secrète, - on connaît le goût des Français pour la proprieté immobilière, la maison de famille à la campagne, la pratique du jardinage -, c'est que la terre est mesurée dans une géométrie qui l'unit ainsi à quelque raison céleste.

"Il faut cultiver son jardin" conclut Candide. Cette sagesse n'est peut-être pas si courte, pour peu que l'on comprenne que ce programme de renonciation à découvrir extensivement le monde est la contrepartie d'une connaissance intellective; connaissance au sens biblique du terme, à la fois amour, maîtrise et savoir, dont l'abstraction mentale n'est qu'une caricature.

Dans notre mythologie nationale, c'est à Vercingétorix vaincu, mais résistant aux armées étrangères que nous nous référons plutôt qu'à Brennus vainqueur de Rome dans une expédition lointaine. Si l'on crédite Clovis d'être à l'origine de la France, c'est en particulier parce que ce roi Franc alors même qu'il avait soumis les autres tribus germaniques ne chercha pas à étendre son empire au delà du Rhin mais mit toute son énergie à rassembler un territoire correspondant approximativement aux limites de ce qui deviendra la France. Si l'on excepte la parenthèse carolingienne ( mais la restauration de l'Empire d'Occident par Charlemagne est un échec), il faudra attendre Napoléon (autre échec encore plus patent) pour que la France rêve d'Empire.

Même au plus fort de leur puissance, les rois de France se sont contentés d'agrandir prudemment et très progressivement le Prè carré. Le Roi Soleil lui-même devra par le traité d'Utrecht, renoncer à rassembler sous une même couronne le royaume d'Espagne et celui de France.

La France a hérité des Grecs cette méfiance de l'Hybris, la démesure. Au grand, il est toujours possible d'ajouter une quantité supplémentaire, indéfiniment... Face à la démesure des monuments barbares ou des empires asiatiques aux limites toujours transgressables, les Grecs opposaient un idéal d'harmonie issue de justes proportions.

C'est au moment où elle ne fut qu'elle même, qu'Athènes fut le genre humain remarquait Charles Maurras; ce fut sa fin lorsque les Macédoniens de Philippe et Alexandre l'entraînèrent à se répandre dans le monde, de l'Indus au Nil.

La France s'est volontiers (et peut-être un peu abusivement) attribué le rôle ambigu d'institutrice du monde; mais cette prétention n'est possible qu'au prix d'une renonciation à l'Empire du monde. Dans les sociétés indo-européennes, comme en Chrétienté, l'autorité spirituelle doit toujours être distincte du pouvoir politique...

On le sent: rien n'est plus contradictoire au génie territorial de la France que cette Europe sans frontière, à six, à douze ou à trente-six, avec ou sans la Turquie, l'Angleterre ou le Kamchatka...

13/07/2007

Le royaume et l'empire (troisième partie)

I) le roi de France est empereur en son royaume

L'homme est un animal social affirmait Aristote, plus précisément, un zoon politicon. L'anthropologie et l'histoire montrent que les formes qui organisent cette dimension politique sont en nombre limité.

La forme la plus répandue est la tribu, le clan, l'ethnie, c'est-à-dire la logique familiale élargie parfois à de très nombreuses populations : aujourd'hui, la nation Allemande peut être conçue comme une ethnie de 80 millions de personnes que peuvent à tout moment rejoindre les ressortissants d'autres Etats s'ils sont d'origine germanique.

La cité est une autre forme d'organisation qui est apparue en Méditerranée: à l'abri d'une muraille et d'un système de lois se développe un marché. Les cités entretiennent un commerce cosmopolite que permettent particulièrement les voies maritimes; c'est pourquoi on les appelle parfois des thalassocraties. De nombreuses cités grecques, phéniciennes, Venise, Gênes, les villes de la ligue hanséatique illustrent ce type dans lequel on peut dans une certaine mesure classer le Portugal, les Pays-Bas ou l'Angleterre à certains moments de leur histoire.

Avec le télécommandement que permet l'écriture sont aussi apparus les Empires. Dans ce cas, le principe organisateur est un Etat appuyé sur des armées et une bureaucratie (les mandarins, le scribe assis des Pharaons, les missi dominici de Charlemagne...). Cet Etat conquérant vise à l'empire du monde et n'a d'autres limites que celles qui s'imposent à lui par la résistance d'une autre entité politique et l'épuisement de ses propres forces. Des Aztèques aux Assyriens, de l'Empire ottoman à l'Empire américain, les exemples sont nombreux.

En dehors de ces trois types, les autres formes d'organisation politiques (comme la théocratie de l'Islam des premiers siècles ou celle de la monarchie pontificale) peuvent être considérées comme des exceptions. La nation française est l'une de ces exceptions. Même si elle a pu servir de modèle à de nombreux mais souvent éphémères Etats-Nations entre la fin du monde féodal chrétien, et la montée du principe des nationalités (c'est-à-dire de l'organisation politique sur une base ethnique) au XIXme siècle.

La nation française n'est ni une ethnie (comme la nation apache ou la Slovaquie) ni une Cité marchande (même si des cités de ce type comme Marseille ou Bordeaux ont pu y prospérer) ni un Empire (car si un Etat en est le fédérateur, cet Etat ne prétend pas à l'empire du monde).

Le fantôme de l'Empire romain hante l'Occident depuis sa chute. C'est à cette figure que se réfèrent Byzance, Charlemagne, la Sainte Russie (ou troisième Rome), le Saint Empire Romain Germanique, les Habsbourg, Napoléon ou le troisième Reich. C'est à César que renvoient Keiser ou Tsar, et aux aigles romaines toutes les aigles qui ornent les blasons impériaux de l'histoire.

Si l'Europe devait être autre chose qu'un marché commun, (au mieux un espace de transactions entre Etats, au pire un marché à exploiter sans entraves pour la finance internationale), ce ne pourrait être qu'un empire. Il suffit de sortir de France et probablement de la Grande Bretagne, pour trouver en Europe les filigranes de la figure du Saint Empire Romain Germanique.

Or la France, par toute son histoire s'est forgée à côté et largement contre l'Empire.

La France a de nombreuses racines, mais elle se constitue lorsque les légistes des premiers capétiens proclament que le roi de France est Empereur en son royaume. C'est à dire que le roi de France revendique la souveraineté sur une partie seulement du monde et refuse toute allégeance à l'Empereur. C'est d'ailleurs parceque les barons et évêques francs ne supporteraient pas d'avoir pour souverain un sujet de l'Empereur qu'est justifiée la mise à l'écart du dernier carolingien et la prise du pouvoir par Hugues Capet.

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Michel Michel sociologue, maître de conférence à l'Université de Grenoble II

12/07/2007

Le royaume et l'empire (deuxième partie)

Et puis le contexte a changé. Naguère, présenter l'Europe comme "l'Avenir", un "monde sans frontières" pouvait exciter l'imagination. Mais "l'Avenir" n'est plus ce qu'il était et à l'époque du cocooning et de la quête identitaire, la perte de frontières apparaît plutôt comme une menace.
A l'époque des trente pseudo-glorieuses et sur fond d'idéologie du Progrès, chacun associait "la construction européenne" à une ère de cocagne qui verrait indéfiniment s'élever les courbes du Produit National Brut, la manne bruxelloise assurerait la prospérité de la paysannerie française, et les marchands de toutes sortes devaient tirer des profits inouïs de l'exploitation d'un grand marché homogène. Mais que sont devenus les fantômes de Jean Monnet, jacques Rueff et autres Theillard de Chardin ? Vers la fin des années 70, avec les punks (no future) le club de Rome, l'écologisme, et les crises pétrolières, le mythe du Progrès s'est effondré. A présent, l'optimisme prométhéen semble avoir cessé (les politiciens et la société du spectacle continuent d'agiter les mêmes mots-fétiches, mais le charme n'agit plus et personne n'y croit). Le paysage de l'Europe aujourd'hui, c'est les friches industrielles que de lointaines délocalisations ont laissées là, des campagnes désertifiées (la paysannerie est une espèce en voie de disparition), des "quartiers difficiles" dont les brèves explosions parviennent mal à distraire des chômeurs sans espoir de retrouver ou même de trouver un jour quelque emploi.

On nous présentait l'Europe culturelle comme la synthèse de Goethe plus Shakespeare, plus Molière, plus Caldéron et Goldoni (comme si nous en étions privés auparavant), alors que ce qui se profile en guise de ciment culturel, c'est le Bronx des séries B américaines, le Hip-hop, et les hamburgers.

Il devient d'ailleurs de plus en plus difficile d'identifier géographiquement le projet européen: les critères de Maëstricht pour accéder au club de l'Euro ne sont ni géographiques, ni culturels, ni historiques, mais purement financiers. Déjà, la candidature de la Turquie laissait rêveurs ceux qui voyaient dans l'Europe une sorte de succédané de la Chrétienté...

L'existence du rideau de fer permettait de tracer une frontière qui, pour idéologique qu'elle soit, permettait de s'y retrouver. La fin de la menace communiste, qui était le principal fédérateur externe de cette Europe, brouille les cartes, surtout quand de nombreux lambeaux de l'ex-empire soviétique manifestent leur volonté d'entrer dans la "Maison Europe"...Si la Russie propose de s'associer au conglomérat quel en sera le nouveau fédérateur externe? Le péril jaune ? Certainement pas quand chacun fait sa cour commerciale au grand marché chinois. L'Islam ? Mais c'est au nom de l'Europe que l'opinion internationale a mis en place en Bosnie un Etat Islamique... L'impérialisme américain ? Mais qu'en penserait le noyau dur du fédéralisme européen, les héritiers du Général Stehlin ? (Stehlin ? Si, vous savez, le général d'aviation député M.R.P., C.D.S., ou quelque chose comme ça, qui dénonçait à l'Assemblée les vices des avions fabriqués en France et se révélait appointé par l'industrie aéronautique américaine).

La douloureuse désagrégation de l'Union Soviétique ou de la Fédération Yougoslave a montré que la formation de grands ensembles multiculturels étaient loin de constituer un gage de paix et de stabilité; et d'ailleurs un rapide examen de l'histoire montre que les guerres civiles ne sont pas moins cruelles que les guerres internationales. Le réalisme oblige à s'interroger sur les probables guerres de sécession qu'une Europe aurait à affronter, alors qu'un empire neuf comme les U.S.A. n'a su l'éviter.

Pour autant mon objectif ici n'est pas de faire la liste de tous les motifs de l'euroscepticisme; au contraire, j'ai voulu essayer de comprendre quels pourraient être les véritables fondements d'une Europe enracinée dans son histoire. Cette réflexion m'a amené à constater la position singulière de la France en contrepoint et bien souvent en opposition avec cette tradition européenne.

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Michel Michel, sociologue maître de conférence à l'Université de Grenoble II