14/07/2007
Le royaume et l'empire (quatrième partie)
II) Le Français est un jardinier
C'est à Prague, dans cette ville de religion catholique, hussite et longtemps juive (le Golem), largement ouverte aux influences germaniques, où l'on parle une langue slave, dont la transcription en écriture latine est illisible pour les étrangers, c'est dans ce melting pot où pourtant s'affirme une forte identité, que j'ai compris ce qu'aurait pu être l'Europe.
Sous l'Empire, cette cité marchande a connu sa plus grande prospérité, sous la protection des Empereurs germaniques et particulièrement des Habsbourg. Si l'on fait abstraction des cruelles guerres de religion, les Tchèques pouvaient renoncer à la souveraineté d'un Etat-Nation autonome qui ne leur a guère porté bonheur, pour tenter de prospérer dans le cadre d'un vaste marché protégé, sous la protection tutélaire d'un Etat impérial plus ou moins lointain.
Au fond, on peut comprendre que les héritiers des cités marchandes du nord de l'Italie, celles de l'ancienne Lotharingie, des Flandres ou de la ligue Hanséatique puissent rêver d'une nouvelle forme d'Europe impériale leur assurant, pour un minimum d'allégeance, la liberté de circulation des personnes, des idées et des biens , valeur qui a toujours été la source de profits des marchands.
Mais nous autres Français... Notre prospérité et notre gloire, de Bouvines à Valmy, résulte au contraire de notre tendance à nous porter aux frontières pour assurer l'intégrité du Pré carré.
La France est un creuset visant à fondre (ou tout au moins à fédérer) les peuples et les cultures présentes sur ce sol ... La France n'est pas un carrefour un simple lieu d'échanges et de passage. Si elle accepte les influences les plus diverses c'est pour les fixer, les assimiler, les nationaliser. Sinon elle rejette avec violence les partis arabes (Charles Martel), anglais (Jeanne d'Arc), espagnols(Henri IV), les Concini et autres prussiens ou Kollabos qui pourraient mettre en cause sa souveraineté. L'Eglise de France qui de la Sorbonne prétend donner des leçons à toute la Catholicité et n'ayant pas réussi à fixer la Papauté en Avignon, ne supporte pas que Rome régisse ses affaires intérieures. D'où les perpétuelles résurgences du gallicanisme, de Bossuet à Galliot.
Quand les Français s'aventurent dans des contrées lointaines, c'est avec l'idée de retour . Henri III roi élu de Pologne abandonne sans hésitation sa charge, dès que le trône de France est vacant; les "barcelonnettes" ou les basques, fortune faite, au Mexique ou ailleurs, rentrent au pays. Les Français émigrent peu et même dans les colonies de peuplement, comme au Canada ou en Algérie, ils restent beaucoup plus attachés à la Métropole que les colons anglo-saxons. Le petit de Fanny n'est pas vieux lorsque Marius revient à Marseille après une bien courte fugue.
"Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage... et puis s'est revenu plein d'usage et raison vivre entre ses parents le reste de son âge" Et l'on pourrait multiplier les chanson du répertoire populaire qui font écho aux vers de Joachim du Bellay des falaises de Paimpol et des paimpolaises que murmure le pêcheur breton sombrant au large de l'Islande à Revoir Paris d'Edith Piaf. Certes tous les exilés ont chanté la nostalgie de leur pays d'origine, mais le Français semble avoir le mal du pays avant même d'en être parti.
En son Analyse spectrale de l'Europe parue en 1928, Hermann von Keyserling l'avait bien compris, le Français est un jardinier; il arpente son domaine avec trop d'intérêt pour accepter de l'abandonner.
Comme un paysan il est soucieux des bornes de sa propriété. Au point même de se persuader que les frontières de ce pays artificiellement (c'est-à-dire par art) rassemblé par un Etat étaient des frontières naturelles. La Pologne, l'Allemagne ont pu au cours de l'histoire errer sur des aires géographiques aléatoires, se translatant au hasard des guerres sur plusieurs centaines de kilomètres; la France n'a pas pu supporter l'amputation de l'Alsace et du nord de la Lorraine et pendant quarante ans, après 1870, les Français sont restés obsédés par la ligne bleue des Vosges, comme un amputé sur son membre fantôme. Les frontières de la France ont une importance imaginaire sans mesure avec les limes d'un empire, zones incertaines où s'atténue et s'éteint la puissance de l'Etat, territoires confiés aux barbares pour contenir d'autres barbares, états vaguement vassaux, peuplades assujetties au tribut lorsqu'on possède suffisamment d'énergie pour aller l'exiger... Aussi n'est-il pas étonnant que, malgré les accords de Schengen, la France n'accepte pas de renoncer aux contrôles de ses frontières.
Le Pré carré est curieusement devenu Hexagone, mais, quoiqu'il en soit, la France reste associée à une figure fermée, au caractère archétypal. En France, le droit du sol a prévalu sur le droit du sang. C'est cette terre bien délimitée, sacrée, c'est-à-dire coupée par des frontières du monde profane, c'est cette terre qui fait le français.
Les Compagnons du Devoir et les coureurs cyclistes font leur Tour de France, c'était également le cas des rois capétiens jusqu'à Louis XIV; et l'opinion reprocha beaucoup à Louis XV et à Louis XVI de ne pas accomplir ce rite. Le Tour de France, comme on fait le tour du propriétaire; et, même s'il arrive de faire quelque incursions dans les contrées voisines, c'est comme pour mieux définir les contours des frontières de notre pays.
On parle aussi du jardin de France. Tout jardin vise à retrouver le jardin d'Eden en rassemblant sur un seul lieu toutes les espèces végétales comme l'arche de Noé rassembla toutes les espèces animales. Le jardin japonais prétend surprendre la grâce de l'instant, le jardin persan, veut combler la félicité des sens, le parc à l'anglaise expose le charme d'une nature pacifiée, la forêt allemande (le chevalier et la mort de Dürer, le roi des Aulnes de Schubert) exalte la volonté de celui qui la pénètre.
La caractéristique du Jardin à la française, c'est que la nature y est maîtrisée - mais non abolie-, par une raison que d'aucun diraient cartésienne, et que je préfère qualifier de pythagoricienne ("que nul n'entre ici s'il n'est géomètre").
Si la terre est l'objet d'une passion secrète, - on connaît le goût des Français pour la proprieté immobilière, la maison de famille à la campagne, la pratique du jardinage -, c'est que la terre est mesurée dans une géométrie qui l'unit ainsi à quelque raison céleste.
"Il faut cultiver son jardin" conclut Candide. Cette sagesse n'est peut-être pas si courte, pour peu que l'on comprenne que ce programme de renonciation à découvrir extensivement le monde est la contrepartie d'une connaissance intellective; connaissance au sens biblique du terme, à la fois amour, maîtrise et savoir, dont l'abstraction mentale n'est qu'une caricature.
Dans notre mythologie nationale, c'est à Vercingétorix vaincu, mais résistant aux armées étrangères que nous nous référons plutôt qu'à Brennus vainqueur de Rome dans une expédition lointaine. Si l'on crédite Clovis d'être à l'origine de la France, c'est en particulier parce que ce roi Franc alors même qu'il avait soumis les autres tribus germaniques ne chercha pas à étendre son empire au delà du Rhin mais mit toute son énergie à rassembler un territoire correspondant approximativement aux limites de ce qui deviendra la France. Si l'on excepte la parenthèse carolingienne ( mais la restauration de l'Empire d'Occident par Charlemagne est un échec), il faudra attendre Napoléon (autre échec encore plus patent) pour que la France rêve d'Empire.
Même au plus fort de leur puissance, les rois de France se sont contentés d'agrandir prudemment et très progressivement le Prè carré. Le Roi Soleil lui-même devra par le traité d'Utrecht, renoncer à rassembler sous une même couronne le royaume d'Espagne et celui de France.
La France a hérité des Grecs cette méfiance de l'Hybris, la démesure. Au grand, il est toujours possible d'ajouter une quantité supplémentaire, indéfiniment... Face à la démesure des monuments barbares ou des empires asiatiques aux limites toujours transgressables, les Grecs opposaient un idéal d'harmonie issue de justes proportions.
C'est au moment où elle ne fut qu'elle même, qu'Athènes fut le genre humain remarquait Charles Maurras; ce fut sa fin lorsque les Macédoniens de Philippe et Alexandre l'entraînèrent à se répandre dans le monde, de l'Indus au Nil.
La France s'est volontiers (et peut-être un peu abusivement) attribué le rôle ambigu d'institutrice du monde; mais cette prétention n'est possible qu'au prix d'une renonciation à l'Empire du monde. Dans les sociétés indo-européennes, comme en Chrétienté, l'autorité spirituelle doit toujours être distincte du pouvoir politique...
On le sent: rien n'est plus contradictoire au génie territorial de la France que cette Europe sans frontière, à six, à douze ou à trente-six, avec ou sans la Turquie, l'Angleterre ou le Kamchatka...
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