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16/07/2007

Le royaume et l'Empire (dernière partie)

IV) L'Empire contre-attaque

On a dit parfois que l'Europe, celle du traité de Rome ou de Maëstricht, était une idée française.

On veut dire par là que la diplomatie française espérait arrimer la R.F.A. à ses intérêts. On proposait à l'Allemagne, nain politique et déjà grande puissance économique, de la dédouaner de son récent passé hitlérien et de la protéger derrière le parapluie nucléaire français. Il y a une trentaine d'années, l'idée pouvait paraître pertinente; encore que l'Allemagne fédérale a toujours préféré la protection américaine à l'aventure d'une troisième voie française. Mais aujourd'hui, face à une Allemagne réunifiée de 80 millions, en position économique et géopolitique centrale au sein d'une Europe qui a fortement dérivée vers l'Est, la France semble plutôt en dépendance qu'en mesure de dicter quoique ce soit à la grande Germanie.
Mais c'est dans un autre sens que, hélas peut-être, l'Europe est une idée française.

On vitupère souvent contre "l'Europe des technocrates", on regrette le peu d'intérêt de l'opinion publique pour les institutions européennes et ce, malgré une politique de communication qui n'a jamais manqué ni d'un important financement, ni du soutien de la classe politique ou des médias.

Il est vrai que les institutions européennes traduisent presque parfaitement l'idéal technocratique de Saint-Simon: "remplacer la gouvernement des hommes par l'administration des choses". Dès le départ, l'Europe apparaît comme une série d'abstractions pâlotte, des sigles les plus insignifiants possible : C.E.C.A., C.E.D., C.E.E., objets abstraits, signalétiques, et surtout pas symboliques. Des machins comme disait le Général de Gaulle, comme l'O.N.U., le G.A.T.T., les conseils d'administation de holding ou les sous-directions de je ne sais quel ministère. Rien qui puisse faire rêver, rien d'organique, rien de charnel.

Quand les hiérarques européens, pour nommer l'Unité de Compte Européen, par hasard évoquent involontairement un concept à connotation historique comme l'ECU, ils se rétractent et adoptent une dénomination plus neutre: l'EURO (nous avons paraît-il échappé à l'euromark). Comme l'a fort bien remarqué Max Gallo (Le Monde 19/12/1996): "Il n'a pas été possible de faire figurer sur ce billet...un seul vrai monument européen, ni le Grand Canal, ni Versailles ou Notre-Dame, ni le château de Louis II de Bavière, ni les façades d'Amsterdam. On a inventé une architecture "virtuelle", qui n'a jamais existé."

Une Europe sans histoires (et donc sans l'Histoire); une Europe sans passion. Sans souffrance, sans tragique, mais sans lyrisme : aucun désir ne vient perturber la grisaille institutionnelle de cet O.P.N.I. (Objet Politique Non Identifié). On comprend la bourde des américains d'avoir nommé Eurodisney le parc des petits Mickeys. Le concept est mauvais et il vaut mieux payer très cher pour tout rebaptiser Disneyland Paris. Paris, c'est au moins quelque part.

Pour la première fois dans l'Histoire, on allait voir se construire un ensemble politique entièrement fondé sur ce que Max Weber appelait "la légitimité rationnelle légale". Jamais une construction politique n'a tant ressemblé au modèle du contrat social, celui auquel rêvaient tous les "bons sauvages" et autres "Hurons" des salons français du XVIIIme siècle. Enfin, des individus, débarrassés des préjugés et autres aliénations liées aux conditionnements historiques parviennent à accéder à la rationalité, à la volonté générale, c'est-à-dire à la volonté du général. Les jacobins avaient dû mener de violents combats pour interdire toutes les particularités historiques communautaires, parlements provinciaux, corporations, jurandes, congrégations ou autres langues provinciales. L'Europe se bâtit directement sur les abstractions de la philosophie des lumières. Aussi n'est-ce que par antiphrase que les institutions européennes ont pu pour un temps, être nommées "communauté".

Bien sûr, on peut s'interroger sur la stabilité et la continuité de ce zombie de la politique fondée sur une utopie aussi décharnée. On comprend que l'on puisse mourir pour sa Foi, pour son Roi, sa Patrie, sa Famille ou son Honneur; on a même pu mourir pour un drapeau. Mais qui accepterait de se sacrifier pour le traité de Maästricht ou pour la défense des institutions bruxelloises? Tant que ça n'est pas éprouvé, ça va, mais à la première tempête que restera-t-il du château de cartes laborieusement construit par tant d'érudits constitutionnalistes?

Il en est de cette Europe comme du Volapuck, de l'Espéranto et des 200 langues artificielles inventées depuis le XVIIIème siècle "pour que les hommes se comprennent enfin". Pour que la langue qui abolira la malédiction de Babel soit la langue de tous, il importe qu'elle soit d'abord la langue de personne. D'où le caractère arbitraire, sous couvert de rationalité, de la fixation des racines du lexique ou des règles de la syntaxe. Mais on constate que très vite, les disciples entrent dans une relation oedipienne avec le fondateur. A un usage arbitraire, on peut toujours substituer un autre usage que la faiblesse humaine trouvera toujours meilleur puisqu'il est susceptible d'illustrer celui qui le propose. C'est ainsi qu'au Volapuck succède un Volapuck-bis et un Volapuck-ter et que la langue qui était faite pour communiquer avec tout le monde a pour destin de ne communiquer avec personne.

Pourtant il serait possible de sortir le projet européen de ces utopies fantomatiques de la philosophie française des Lumières. L'histoire de l'Europe ne manque pas d'événements qui pourraient servir de mythe fondateur. Mais ils présentent de sérieux inconvénients surtout pour nous autres Français et sont susceptibles de diviser autant que d'unir.

On pourrait par exemple s'appuyer sur le thème de la vieille culture indo-européenne (au risque de chagriner les basques, étrusques, hongrois et autres finnois), mais au-delà de quelques érudits comme Dumézil, l'idée a trop été marquée par les nazis.

L'Empire romain ? Cela ravirait les héritiers des Gibelins, en Italie ou ailleurs. Mais cela concerne tout le monde méditerranéen et en rien l'Europe du nord.

Il y aurait bien des raisons d'enraciner l'Europe dans la Chrétienté: la structure épiscopale a maintenu un semblant d'administration lors de l'effondrement de l'Empire romain, les ordres monastiques, les bénédictins au premier rang, ont établi une certaine unité spirituelle et intellectuelle dans l'anarchie et les replis locaux du haut Moyen-Age, les pélerinages (Saint Jacques de Compostelle, Jérusalem) ont relancé la circulation des personnes, et la Papauté a longtemps joué un rôle d'autorité spirituelle commune. L'aventure des Croisades, celles du Proche Orient, celles de la Reconquista fondatrice de l'Espagne et du Portugal, celles des chevaliers teutoniques au nord, pourraient donner ce supplément d'héroïsme qui manque tant à notre construction marchande et technocratique. Mais la Chrétienté s'est brisée lors de la Réforme, et dans nos sociétés "séculières", on voit mal comment ce thème pourrait servir de mythe fondateur; sans compter l'opposition résolue de tous les adeptes d'une laïcité de combat.

L'Europe des cours où tout le monde parlait français, celle des alliances dynastiques, des moeurs policées et des guerres en dentelles a disparu au XIXme siècle avec la Sainte Alliance, sous les coups du principe des nationalités propagé -au dépens des intérêts français-, par la France révolutionnaire et les deux Napoléon dont la funeste politique parvint à réaliser l'unité politique des Allemands.

En outre, et plus profondément, la politique capétienne s'est toujours exercée contre les tentatives d'instauration d'Empire européen que ce soit celle du Saint Empire othonien ou celles de la Maison de Habsbourg.

Qui en France connaît la date où les Turcs furent repoussés de Vienne? Comment fêter avec les autres peuples d'Europe la grande victoire de Lépante? L'histoire scolaire ne nous a pas transmis ces références pour la bonne raison qu'à l'époque Charles IX était l'allié des Turcs comme plus tard, Richelieu fut l'allié des princes protestants contre la Maison d'Autriche?

Toute l'existence de la France suppose un travail systématique de lutte sourde ou ouverte contre la mise en place d'une hégémonie impériale en Europe. C'est pourquoi, l'Europe que prétend promouvoir les gouvernements français est si ectoplasmique. Le contraire amènerait à révéler la contradiction entre deux traditions antagonistes en Europe, celle de l'Empire et celle du Royaume.

Au fond, si l'on voulait que l'Europe soit autre chose qu'un espace de transactions, (mais qui le veut vraiment ?), alors il faudrait probablement faire resurgir la figure du Saint Empire Romain Germanique.

Mais il faut bien reconnaître pour le regretter ou non, que le Saint Empire est resté un rêve, rêve qui hante l'Occident plus qu'il n'en a modelé la destinée. Cet échec relatif s'explique par la faiblesse du fédérateur temporel interne (les souverains élus restent trop tributaires des grands électeurs pour pouvoir s'opposer durablement aux ambitions centrifuges), la division du fédérateur spirituel (la cassure de la Chrétienté), mais aussi parce que cet Empire a été contenu dans son expansion.

-Contenu à l'Est par le monde orthodoxe: aujourd'hui encore, les Serbes limitent la stratégie d'expansion germanique qui se traduit par la reconnaissance et le soutien de la Slovénie et de la Croatie.
-Contenu à l'Ouest par un Royaume dont la politique étrangère pendant des siècles a visé à empêcher la réalisation de l'Empire.

La faiblesse actuelle de la Russie et de la France permet de craindre, pour un temps le retour de l'idée impériale...
On peut vouloir la constitution d'une Europe supranationale, on peut vouloir persévérer dans l'identité française, mais on ne peut vouloir les deux. Entre l'Empire et le Royaume, il faut CHOISIR.


Michel MICHEL
sociologue, maître de conférence
à l'Université de Grenoble II

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